Chapitre Vingt
Les toilettes spartiates de l'Inspection générale des services étaient le théâtre d'une drôle de cohue. Une dizaine de fonctionnaires se nettoyaient les bras et les visages. Des résidus de sang coloraient l'émail des lavabos. Chaque policier auscultait ses blessures et prélevait dans la boîte à pharmacie les pansements pour couvrir ses plaies. Wuenheim faisait partie des blessés. Devant une glace, il examinait les griffures qui défiguraient son visage. Une trace profonde de quatre centimètres de long, placée sous son œil droit, le faisait extrêmement souffrir. L'entaille, causée par un ongle manucuré à la perfection, ne cessait de saigner. Tout en retenant un coton pour absorber le sang, il contemplait sur son avant-bras droit l'empreinte laissée par une mâchoire volontaire. Folles, furieuses, sauvages, enragées, étaient les termes employés par les policiers pour qualifier les deux mannequins rebelles. Lorsque Wuenheim leur avait énoncé le motif de sa visite, et surtout détaillé les charges qui pouvaient être retenues à l'encontre de Rebecca Fortia, sa sœur Monica s'était mise dans une colère folle. Elle avait sauté sur sa jumelle et s'était mise à lui crêper le chignon. Les policiers, voulant séparer les deux beautés, se retrouvèrent devant deux furies. Face à cette intrusion dans leur dispute familiale, Rebecca et Monica Fortia retournèrent leur hargne contre les fonctionnaires de police venus les arrêter. Claques, coups de pied, griffures et morsures furent assénés aux assaillants. L'esclandre dura de longues minutes avant que les policiers ne puissent maîtriser la situation. Menottées aux poignets et aux mollets, elles continuèrent d'agresser les agents de police par un flot d'insultes imagées.
Wuenheim ressortit des toilettes avec la ferme intention d'auditionner les deux sœurs et d'obtenir d'elles les informations nécessaires pour pouvoir enfin capturer Saint Hilaire. Dans le couloir, il croisa le commissaire stagiaire Le Taillan, sourire aux lèvres, heureux finalement de n'avoir pas été invité à cette navrante opération. Lorsqu'il fit son compte-rendu à son supérieur, ce dernier se liquéfia de stupeur. Saint Hilaire effaçait les traces qui le reliaient au meurtre de sa femme. Si la poursuite devait se prolonger, Wuenheim n'aurait bientôt plus de preuves à déposer sur le bureau du juge pour faire inculper son confrère. Cette enquête était un véritable calvaire autant sur le plan professionnel que personnel. Il pensait que le fait de remuer ciel et terre, aurait forcé son suspect numéro un à se terrer en attendant des jours meilleurs. Mais au lieu de cela, Saint Hilaire continuait à déjouer les filets tendus par les services de police. Il réussissait à se déplacer dans la ville sans être inquiété le moins du monde. Cela ne pouvait continuer. Et les deux femmes qui patientaient dans la salle d'audition allaient devoir lui fournir des renseignements crédibles pour qu'il réussisse à mettre un terme à cette cavale. Pressé d'en finir, il pénétra dans la pièce en ordonnant au capitaine Poncey de l'assister dans son interrogatoire.
Après avoir été associées pour défigurer les policiers qui avaient osé pénétrer dans leur agence, les deux sœurs jumelles boudaient maintenant, chacune dans son coin. Un agent de police silencieux les observait, assis sur un tabouret. Monica comptait le nombre d'ongles cassés à chacune de ses mains tout en maintenant sa chemise déchirée pour éviter aux yeux baladeurs de lorgner sur ses seins. Rebecca se tenait la tête entre les mains, dissimulant son visage sous sa chevelure ébouriffée. Elle n'avait pas eu le temps de se changer, et portait encore la robe de soirée qu'elle avait déchirée en pénétrant chez le détective privé, laissant apercevoir des jambes auxquelles ne pouvait rester insensible le jeune agent de police chargé de leur surveillance. Lorsque Wuenheim pénétra dans la pièce, suivi de près par le capitaine Poncey, le policier en tenue se mit au garde-à-vous et salua ses supérieurs en tremblant de tout son corps. Cette marque de déférence fit sourire l'insoumise Monica Fortia. Le seul regard peu aimable de Wuenheim suffit à faire déguerpir le jeune fonctionnaire de police. Le commissaire laissa tomber volontairement son dossier sur la table. Les deux femmes se redressèrent. Poncey resta debout au fond de la pièce à les observer. Leur ressemblance était parfaite. Monica était brune et Rebecca blonde, mais leur visage ainsi que le reste du corps étaient quasi identiques. Il n'aurait pu dire laquelle des deux était la plus fine ou la plus grande. Même leurs poitrines semblaient avoir été façonnées dans le même moule. Leurs regards sauvages lui firent penser que Wuenheim n'était pas encore au bout de ses peines. Ce dernier s'installa face à elles afin de commencer l'interrogatoire.
– C'est dur de garder son calme lorsque sa propre sœur jumelle vous ment ! adressa-t-il à l'attention de Monica.
Cette dernière garda le silence même si elle n'en pensait pas moins. Poncey admira la manière avec laquelle son chef amorçait l'audition. Il utilisait une vieille technique policière qui consistait à déstabiliser leur solidarité pour obtenir la vérité. Wuenheim ouvrit son dossier et récapitula l'ensemble des faits depuis la rencontre de Saint Hilaire avec Rebecca dans le train Florence-Paris, jusqu'à leur cache dans l'appartement d'Irène Pupillin. Il précisa que ce logis avait hébergé en son temps la défunte Marthe Saint Hilaire. A l'énoncé détaillé des charges qui pesaient sur le commissaire Saint Hilaire, les yeux bleus de Monica Fortia s'assombrirent. Comment sa sœur avait-elle pu se laisser entraîner dans une telle cavale ? Comment avait-elle pu se laisser convaincre aussi facilement de l'innocence de ce policier ? Monica était déroutée. D'ordinaire, elles s'entendaient parfaitement, partageant les mêmes intuitions. Elle essaya de comprendre pourquoi, pour la première fois, leurs routes s'étaient écartées. Son esprit était partagé entre un sentiment de tristesse et celui d'une profonde colère. Les deux policiers le remarquèrent sur son visage crispé.
– Vous avez donc été l'auteur d'un cambriolage, d'une séquestration avec arme et d'un vol de véhicule, récapitula Wuenheim en s'adressant maintenant à Rebecca.
– C'est pas mal pour une débutante ! dit Poncey, narquois.
Wuenheim fronça les sourcils. La moindre remarque désobligeante ressoudait la complicité des deux sœurs fâchées. Il fit un geste de la main à son adjoint pour lui demander d'éviter de telles remarques.
– C'est le commissaire Saint Hilaire qui a commis ces actes, répondit Rebecca en rompant son silence.
– Oui, oui ! Nous pouvons résolument lui impliquer la genèse de ces délits... Mais, à aucun moment, vous n'avez tenté de l'arrêter ! ajouta-t-il en posant son index tendu sur la table.
– Monsieur le commissaire !
Elle le regardait droit dans les yeux. Son charme était indéniable et aucun homme, normalement constitué, ne pouvait rester insensible à sa beauté.
– Le détective Vergelesses vous a probablement indiqué ma surprise lorsqu'il m'a informée que le commissaire Saint Hilaire était recherché pour meurtre, n'est-ce pas ?
Wuenheim ne put que confirmer cette vérité d'un petit geste de la tête.
– Je n'étais au courant de rien. Je n'ai fait qu'obéir aux injonctions d'un policier que je croyais en service ! lâcha-t-elle, énervée. Demandez au serveur du restaurant ! Saint Hilaire m'a retenue par le bras. Je voulais partir lorsque je l'ai reconnu. Mais il m'a sorti sa plaque de police. Que pouvais-je donc faire ?
Poncey regardait en spectateur le match qui venait réellement de commencer. La jeune femme répondait coup pour coup aux attaques de son patron.
– Certes ! Mais lorsque le détective privé a repris conscience, vous n'avez pas tenté d'aider le pauvre malheureux ?
– Mais Saint Hilaire était armé ! argumenta-t-elle, en l'interrompant.
Rebecca jouait serré. Elle devait à tout prix sortir sa sœur de ce pétrin, et pourquoi pas elle-même... Leur agence, qui fonctionnait si bien, ne devait pas fermer. Monica n'avait pas mérité une telle injustice. De plus, rester libre était le meilleur moyen pour venir en aide à Pierre Saint Hilaire. Malheureusement son système de défense ne se tenait qu'en chargeant le commissaire. Elle espérait qu'une fois la lumière faite dans cette affaire, les charges pesant sur lui seraient tout bonnement abandonnées.
– Et puis, ajouta-t-elle, j'ai découvert que Vergelesses était un obsédé sexuel qui s'excitait sur mon press-book.
Wuenheim baissa les yeux pour dégager l'album photo de ses papiers.
– Je n'avais donc aucune raison de lui fournir mon aide, termina-t-elle.
Tout en écoutant la fin de sa défense, il étala deux photographies de la jeune femme à moitié nue sur la table. Poncey se souleva sur la pointe des pieds pour ne pas en perdre une miette.
– Je regarde ces photos ! dit le commissaire, ses yeux allant de l'une à l'autre en signe de provocation. Suis-je pour autant un obsédé sexuel ? lança-t-il pour la prendre à contre-pied. Ces photos, c'est bien vous qui les avez faites ?
– Oui.
– Vous les avez faites pour qu'elles soient regardées... ? interrogea-t-il avec la même intonation.
– Oui !
– Alors, vous devriez réfléchir à deux fois avant de traiter une victime ligotée sur une chaise et abandonnée dans son appartement dévasté, d'obsédé sexuel !
Wuenheim ne plaisantait pas. Il était décidé à dompter ces deux femmes.
– Vous êtes-vous déjà présentée devant une cour d'assises, mademoiselle Fortia ? demanda le commissaire qui connaissait déjà la réponse.
Elle garda le silence.
– Croyez-vous que de tels arguments tiendront devant les preuves implacables que je récolte depuis trois jours ?
Il fouilla dans son dossier et déposa une photographie du corps de Mélanie Bouzy immergée dans la benne à ordures. Il la retourna sur la table puis la glissa sous le regard de Rebecca.
– J'ai rencontré cette femme, hier soir. Elle était encore vivante lorsqu'elle m'a dit que c'était un policier qui l'avait forcée à porter plainte contre le lieutenant Caramany.
Rebecca mit sa main devant la bouche en voyant le cadavre de la prostituée. Monica Fortia baissa les yeux. Le commissaire avait la main, il continua sur sa lancée.
– Je vais vous dire ce que je pense de toute cette affaire...
Il se dressa pour mieux montrer sa domination et sa détermination.
– Saint Hilaire a eu connaissance de la liaison qu'entretenait sa femme avec le lieutenant Caramany. Il a embauché Mélanie Bouzy, prostituée notoire, pour déposer plainte contre Caramany. Saint Hilaire savait parfaitement que mon service irait faire une perquisition chez le lieutenant, c'est donc là-bas qu'il a déposé le corps de sa femme après l'avoir tuée à coups de couteau.
Wuenheim appuyait ses deux bras sur la table comme s'il allait bondir sur les deux femmes.
– Puis, il est allé accrocher le couteau au volet du bureau de Caramany, pour le désigner comme coupable, et il est parti pour l'Italie afin de se construire un alibi en béton.
Le commissaire reprit sa respiration en se redressant.
– Il ne s'attendait pas à vous rencontrer dans le train, mais il avait tout intérêt à vous retrouver car vous étiez la seule personne à l'avoir vu dans le wagon, la nuit où nous avons découvert le corps de sa femme. Pour lui, vous étiez au cœur de son système de défense.
Rebecca secouait la tête, refusant d'admettre la logique de Wuenheim.
– Ensuite ? fit-il en vainqueur. Ensuite, Saint Hilaire n'avait plus qu'à rentrer à Paris. Le pauvre Caramany n'avait plus confiance qu'en lui. Ils se donnent rendez-vous. Entre-temps et comme convenu dans son plan, on découvre le couteau qui a servi à assassiner Marthe Saint Hilaire. Son mari n'a plus qu'à feindre la colère et partir tuer Caramany.
Wuenheim semblait fier d'avoir ainsi résumé les faits. Une larme coula sur la joue rosie de Rebecca.
Elle va jeter l'éponge ! songea Poncey.
– Vous mentez ! Vous mentez ! implora alors la jeune femme.
– Tout ceci n'est que la pure vérité ! Vous avez été trompée ! Abusée ! asséna Wuenheim. Saint Hilaire a tout manigancé de A à Z. Il a ensuite tué Mélanie Bouzy pour effacer les derniers témoins de son plan. Une fois morte, elle ne pouvait plus révéler son secret. Son forfait terminé, il se sait sauvé. Un jour où l'autre, on l'attrapera. Devant ses juges, il ne reconnaîtra que le meurtre de Caramany. Il alléguera la démence, la folie. Il écopera seulement de quelques années de prison avec sursis car la justice n'envoie pas en prison ceux qui tuent les meurtriers de leur femme ! Voilà pour quel monstre vous vous battez !
Rebecca était perdue. Elle ne savait plus que penser. Elle tenta, larmoyante, la thèse du complot. On voulait faire porter le chapeau au commissaire Saint Hilaire. Elle raconta l'invraisemblable hypothèse d'un Saint Hilaire pensant que le tueur était venu chercher le couteau dans le commissariat pour tuer Caramany puis remettre ensuite l'arme à sa place. Monica regarda sa sœur d'un air peiné. Comment pouvait-elle croire à de telles balivernes ?
– Regardez la vérité en face ! l'interrompit Wuenheim. Pourquoi vous êtes-vous séparés ce matin ?
Le mannequin en larmes ne répondit pas.
– Il a dû vous raconter une autre histoire abracadabrante pour justifier son départ, n'est-ce pas ? insista-t-il. Il n'allait pas vous avouer qu'il partait tuer Mélanie Bouzy !
Rebecca était désemparée. Comment le défendre sans dévoiler qu'il se trouvait au commissariat de la rue Ballu ? Et si ce n'était pas le cas ? Le doute vint s'insinuer dans ses pensées. Tout ce que disait Wuenheim était cohérent. Tout semblait accabler Saint Hilaire ! Elle regarda sa sœur, cherchant du soutien dans son regard.
– Dis-lui tout ! ordonna Monica, convaincue par le commissaire.
Rebecca se cacha sous ses mèches blondes. C'était la première fois qu'elle se sentait aussi seule. Elles avaient toujours été là l'une pour l'autre. Elles n'avaient jamais connu la solitude. Ce sentiment était nouveau en elle. Le commissaire regarda sa montre. Le temps qui s'écoulait ne jouait pas en sa faveur. Il devait mettre à terre sa proie, lui donner l'estocade !
– Savez-vous ce que risque votre sœur, à cause de vous ? demanda-t-il. Poncey ! Dites-lui, vous ! Peut-être que vous serez plus persuasif !
– Eh bien... Si je fais le compte... fit l'autre policier en regardant les doigts de sa main droite, il y a : entrave à une action de police, violences multiples sur des agents de police dans l'exercice de leurs fonctions, injures, insultes, dégradation de biens publics...
Monica se redressa. Elle semblait ne pas comprendre le dernier chef d'accusation. Poncey s'amusa à éclairer sa lanterne.
– Vos talons aiguilles enfoncés dans les sièges de la voiture de police, ne considérez-vous pas cela comme une dégradation ? demanda-t-il, narquois.
Monica Fortia poussa un soupir. Il reprit son énumération :
– A cela, il faut ajouter : complicité et assistance à personne faisant l'objet d'un mandat d'arrêt, et je ne vous parle pas des suites de l'enquête sur vos activités au sein de votre agence dite de « mannequins », mais que la justice pourrait requalifier de... prostituées ?
Monica sortit de ses gonds. Elle était très endurante, mais depuis la création de leur société, elle s'était battue bec et ongles pour ne pas avoir cette étiquette-là. Malgré les menottes qui entravaient ses mouvements, elle fonça tête en avant dans le ventre dépourvu d'abdominaux du capitaine de police. Poncey expulsa tout l'air emmagasiné dans ses poumons. La respiration coupée, il s'écroula au sol. Wuenheim ne s'embarrassa pas un instant. Brutalement, il frappa la nuque de la furie qui s'écroula à son tour, perdant connaissance. Rebecca était déjà debout pour venir à son secours. Mais ses mollets attachés entre eux la firent basculer en avant. Le commissaire Wuenheim la rattrapa au vol et la plaqua contre le mur. Sa main droite posée sur son cou la tenait en respect.
– Mademoiselle Fortia, n'aggravez pas votre situation ! Vous allez maintenant me dire où est Saint Hilaire et, dans ma grande gentillesse, je vous oublierai, vous et votre sœur ! dit-il en serrant les doigts.
L'homme terrifiait Rebecca. La situation était désespérée. Depuis le temps, Saint Hilaire ne devait plus être au commissariat. Malgré tout ce que venaient d'avancer ces policiers, elle croyait toujours en son innocence.
– Mademoiselle Fortia, réfléchissez bien !
Son regard était assassin. Un frisson la parcourut.
– Il est...
Elle avait de la peine à articuler, paralysée par l'étau qui serrait sa gorge. Elle commençait à suffoquer.
– Il est au commissariat Saint-Georges !