Chapitre Deux
Scusi ! Scusi ! La foule emplissait le hall de la gare. Il bousculait certains voyageurs, lâchant ses « scusi ! » impatients tout en pourfendant cette marée humaine. Scusi ! Scusi ! Il atteignit le premier guichet qu'il trouva libre.
– Un biglietto per Paris, per favore !
Il dut s'y reprendre à deux fois, en prononçant distinctement toutes les syllabes pour se faire comprendre de son interlocuteur. Grazie ! Puis reprenant sa course effrénée, il se remit à slalomer de plus belle entre les touristes de la gare centrale Santa Maria Novella. L'horloge centrale indiquait 20H50. Il lui restait trois minutes pour courir jusqu'au quai no 8 où l'attendait le train de nuit Artesia.
Par une musique polyphonique, son téléphone portable lui indiqua l'arrivée d'un message. Il n'y prêta aucune attention, soucieux de ne pas manquer son train. Il continua son marathon, tenant dans sa main gauche son imperméable et son billet tandis qu'il tirait de sa main droite une lourde valise noire.
Scusi ! Scusi ! Ses efforts furent récompensés lorsqu'il s'approcha du train encore à quai. Il exhiba son ticket de voyage à un contrôleur perché au-dessus des marches du wagon et put enfin gagner le long couloir qui desservait les compartiments. Ses pieds le faisaient souffrir, il ouvrait grand la bouche pour reprendre son souffle. Sa chemise était trempée et le nœud de sa cravate pendait lamentablement. Il dut encore s'effacer devant une imposante dame d'origine allemande avant d'atteindre sa cabine qu'il trouva vide, pour autant que la pénombre lui permettait de s'en assurer. Il serait tranquille au moins jusqu'à Milan. Il referma la porte et laissa les stores baissés pour préserver sa tranquillité. Il y avait de chaque côté du compartiment trois couchettes superposées. Il déposa sa valise sur la couchette inférieure de droite et s'assit sur celle de gauche.
Une secousse lui fit se cogner la tête contre le lit supérieur. Le train se mettait enfin en branle. Un dernier coup de sifflet résonna sur le quai de la gare. « Adieu, Firenze ! » Il venait de passer une semaine dans cette superbe ville. Son supérieur, le commissaire divisionnaire Pupillin, l'avait choisi pour représenter la Préfecture de police de Paris au congrès international des polices européennes. Ce séminaire ne l'enchantait guère, mais son amour pour l'art l'engagea à accepter cette proposition. Florence regorgeait de musées et d'églises en tout genre. Saint Hilaire avait finalement sauté sur l'occasion. Il se sentait comme chez lui dans les ruelles étroites qui serpentaient dans cette cité de la Renaissance. Des places somptueuses, des fontaines gigantesques et des statues monumentales l'émerveillaient à chaque coin de rue.
Ces cinq journées lui avaient semblé une course contre la montre. La corvée des longues discussions sur la situation des polices en Europe, commençait dès neuf heures du matin et s'achevait, selon les intervenants, aux alentours de seize heures. Toujours le premier à quitter les lieux du congrès, il consacrait le reste de ses soirées à parcourir les galeries des musées, à visiter les églises et à en escalader les coupoles, pour terminer la journée dans les petits restaurants typiques. Ces souvenirs tout récents emplissaient encore la tête du policier. Il souriait, se revoyant encore sur le Ponte Vecchio, pont chargé de boutiques, avec leur multitude d'étals consacrés au commerce de bijoux. Un jeune Italien tenté de dérober un bracelet en or exposé dans l'une de ces vitrines, avait goûté bien malgré lui, au 42 en cuir noir chaussant les pieds du policier français. Il le revoyait s'enfuir en fendant la foule hilare. Saint Hilaire souriait à ces souvenirs. Florence l'avait charmé. Il était conquis, comme hypnotisé par cette ville ensorcelante.
Le train avait pris de la vitesse. Saint Hilaire regrettait déjà le charme de la campagne toscane. La nuit allait effacer le paysage.
Le cliquetis du loquet de la porte fit sortir Saint Hilaire de ses rêveries nostalgiques.
– Bonsoir, la couchette 225 est bien dans ce compartiment ?
Le commissaire de police qui savait être « vieille France », se leva immédiatement pour tenir la porte à l'élégante apparition qui lui faisait face.
– J'ai la couchette 224, vous devez sûrement être dans ce compartiment.
Il chercha des yeux les plaques numérotant chaque lit.
– C'est ici ! précisa-t-il, en retirant sa valise de la couchette indiquée.
Il se recula contre la fenêtre pour laisser pénétrer la jeune femme dans le compartiment.
– Je vous remercie. J'étais très en retard et je suis montée dans le dernier wagon. Cela fait un bon quart d'heure que je recherche ma place, dit-elle, heureuse d'avoir enfin trouvé son refuge. Je me présente : Monica Scalzo !
– Pierre Saint Hilaire, enchanté !
Il lui tendit une main qu'elle prit langoureusement.
– Vous parlez parfaitement français, et pourtant votre nom est italien, n'est-ce pas ?
– Tout à fait. Ma famille est originaire de Toscane, mais je suis née en France.
En bon policier, Saint Hilaire avait l'habitude de dévisager ses interlocuteurs. Cette femme paraissait jeune mais semblait avoir l'assurance de quelqu'un qui a déjà vécu. Il lui donnait trente-cinq ans environ, même si elle en paraissait moins. Elle ne devait pas mesurer plus d'un mètre soixante-quinze. La jupe fendue laissait apparaître des cuisses fines et musclées. Il était déjà subjugué par sa chevelure dorée, regroupée dans un chignon d'où s'échappaient quelques mèches qui venaient titiller le bord de ses lèvres. Malgré l'obscurité, il devinait un visage doux, illuminé par des yeux bleu foncé dont il était difficile d'affronter le regard. Saint Hilaire mesura sa chance de voyager de nuit avec une telle beauté alors qu'il aurait tout aussi bien pu partager le compartiment avec de jeunes soldats permissionnaires !
– C'était un retour aux sources ? interrogea le policier.
– Si l'on peut dire... soupira-t-elle, je suis venue enterrer ma grand-mère.
– Toutes mes condoléances, veuillez m'excuser, je ne savais pas !
– Oh, ce n'est pas grave. Elle était très âgée. Cela faisait trois ans qu'elle ne parlait plus sur son lit d'hôpital, alors, vous comprenez... C'était presque une délivrance, murmura-t-elle avec émotion. Et vous, monsieur Saint...
– Saint Hilaire.
– Monsieur Saint Hilaire, êtes-vous venu en Italie pour affaires ? demanda-t-elle, tout en ouvrant sa valise.
– Disons que c'est un voyage d'agrément dans le cadre de mes fonctions, expliqua-t-il sur un ton énigmatique.
Monica Scalzo lui adressa un sourire complice. Saint Hilaire, comprenant qu'elle le suspectait d'une escapade extraconjugale, se sentit obligé de préciser :
– J'ai dû assister à un séminaire, mais j'ai largement profité de toutes les richesses culturelles offertes par la ville.
– Vous auriez eu tort de vous en priver ! Etes-vous allé visiter la Galerie des Offices ?
– Deux fois ! répondit-il avec fierté. J'ai vu toutes les salles, tous les peintres : Botticelli, Léonard de Vinci, Michel-Ange, les peintres allemands, les Flamands, l'art vénitien. Florence est la Mecque de l'art !
Sa passion se reflétait sur son visage. Sa tête était encore habitée de la vision de toutes ces sculptures gigantesques, de ces fresques immenses parant les coupoles des églises. Il revenait repu, rassasié, heureux pour l'amateur qu'il était, d'avoir pu admirer autant de chefs-d'œuvre en si peu de temps.
– J'y suis retourné juste avant de partir ! J'avais une heure devant moi. Je me suis installé sur un banc, en face du Printemps de Botticelli. Je crois que le temps s'est arrêté ! J'ai contemplé le tableau sous tous ses angles. J'ai admiré l'harmonie de sa composition, son raffinement pictural, le rythme des lignes et des couleurs, la musicalité qui s'en dégage. La technique du drapé des Trois Grâces ! Avez-vous vu Flore distribuant ses fleurs ? N'est-ce pas cela la beauté idéale ?
Son enthousiasme fit sourire Monica.
– Attention ! Si vous continuez comme cela vous allez être atteint du syndrome de Stendhal ! prévint-elle.
– Le syndrome de Stendhal ?
Saint Hilaire parut intrigué. Par cette question, il avouait son ignorance. La jeune femme n'était pas seulement belle. Elle était cultivée. Le commissaire se demanda si cette apparition n'était pas aussi celle d'une véritable beauté idéale.
– Oui, c'est un trouble psychique constaté chez certains touristes à Florence.
Saint Hilaire la regarda d'un air intéressé. Elle poursuivit :
– La petite histoire dit que Stendhal en visitant Florence, a eu un malaise après avoir visité l'église de Santa Croce. Il a expliqué sa défaillance par le poids d'une émotion incontrôlable devant la contemplation de la beauté sublime. Depuis, de nombreux psychiatres ont reconnu l'existence de ce phénomène et l'ont appelé le syndrome de Stendhal.
– D'après ce que vous dites, je suis sûrement en danger ! plaisanta-t-il, sans pour autant prendre au sérieux ce pronostic. Mais quels sont les symptômes d'une telle crise ? demanda-t-il pour aiguiser sa curiosité.
– Eh bien ! les études sur les patients atteints de cette pathologie diagnostiquent des moments de panique, de dépression ou d'euphorie, la peur de mourir ou de devenir fou. J'avais lu à ce sujet un article où il était indiqué que les personnes les plus vulnérables à ce phénomène étaient les trentenaires célibataires.
– Vous plaisantez ?
– Non, pas du tout ! répliqua sincèrement la jeune femme, dont la sonnerie du téléphone venait de retentir, excusez-moi...
Pendant que la belle était occupée à commenter dans le détail l'enterrement de sa grand-mère, Saint Hilaire se rappela qu'il avait reçu un message alors qu'il courait comme un forcené dans le hall de la gare. Il sortit son portable et consulta ses textos : message de Caramany : « I.G.S. au commissariat, suis accusé de viol, svp de l'aide suis innocent. » Saint Hilaire se redressa vivement. La jeune femme vit blêmir son colocataire d'un soir, mais sans ralentir pour autant le débit de sa conversation. Le commissaire de police réfléchit quelques secondes à ce qu'il pouvait faire tout en laissant ses yeux s'égarer sur les formes harmonieuses de Monica Scalzo. Il commença par envoyer un message à destination de son adjoint, puis composa un autre numéro de téléphone, mais la tonalité était très faible, les bruits du train la rendaient quasiment inaudible.
– Allô !
– Henri !
– Oui, qui est à l'appareil ?
– C'est Pierre ! Pierre Saint Hilaire ! cria le commissaire.
– Ah ! Pierre ! Je t'entends très mal, où es-tu ? interrogea son interlocuteur.
– Dans un train entre l'Italie et la France. Je n'ai pas le temps de t'expliquer, mais je viens d'avoir des nouvelles de mon service. Mon adjoint, tu sais le lieutenant Caramany... ?
– Je t'entends très mal, tu parles de Caramany, c'est ça ?
– Oui. J'ai reçu un message sur mon téléphone me disant qu'il est accusé de viol par l'I.G.S..
– Je n'ai pas été informé de cette intervention dans ton commissariat. Je me renseigne et je te rappelle, OK ?
– Je te remercie, et embrasse Irène de ma part, finit-il par hurler.
– Merci !
Henri Pupillin était le commissaire divisionnaire dirigeant la 2e division de police judiciaire. Il avait sous sa responsabilité plusieurs arrondissements de Paris. Le commissariat Saint-Georges, dirigé par Saint Hilaire, était sous sa tutelle. Tous deux étaient des amis de longue date. Leurs femmes étaient aussi très liées, et bien souvent ils passaient leurs dimanches ensemble dans leur maison de campagne. Mais tout ceci semblait bien loin pour Saint Hilaire qui, adossé contre la fenêtre du compartiment, s'inquiétait de l'appel au secours de son adjoint. Comment une telle affaire était-elle possible ? Pourquoi l'Inspection générale des services était-elle intervenue sans le prévenir, ni même informer le chef de division ?
Le commissaire restait très circonspect devant toutes ces questions sans réponse. L'esprit encore troublé, ses yeux n'en restaient pas moins fixés sur la silhouette de cette charmante femme qui ne cessait de déverser des flots de paroles dans son téléphone portable. Seul dans ce compartiment, et en si bonne compagnie, Saint Hilaire retrouvait des sensations qui avaient déserté son corps depuis fort longtemps. Depuis combien de temps n'avait-il pas désiré une femme ? Ses idées s'embrouillaient. Serait-il capable de tourner la page ? Le train traversa un tunnel, coupant la communication de Monica Scalzo. Elle garda son téléphone plaqué contre son oreille, immobilisée par le regard de cet inconnu qui la fixait et la détaillait, mais dont l'esprit semblait ailleurs. Préoccupé, il était dans ses songes. Le wagon grinça, les roues crissèrent en amorçant un virage serré. Le train sortait du tunnel. Eclairé par la pleine lune qui venait de refaire son apparition, Saint Hilaire lui apparaissait comme un fantôme. Au loin, en arrière-plan, elle distinguait à peine les premiers contreforts des montagnes. Son téléphone sonna à nouveau.
– Allô, oui, on a été coupé ! dit-elle en reprenant sa conversation.
Saint Hilaire fut tiré de ses réflexions par une autre sonnerie.
– Allô !
– Pierre, c'est Henri !
– Je t'écoute ! dit-il avec intérêt.
– J'ai réussi à avoir des informations. Le lieutenant Caramany fait vraisemblablement l'objet d'une plainte pour viol. L'I.G.S. vient de faire une descente dans ton commissariat et ils l'ont placé en garde à vue.
– C'est inadmissible ! cria Saint Hilaire.
– Je sais ! Nous aurions dû être avisés de leur opération.
– Mais qui est cette femme qui déclare avoir été violée ? Est-elle connue des services de police ?
– Je ne sais pas, je n'ai même pas pu avoir son nom. J'en saurai plus demain matin. Ils sont partis en urgence perquisitionner le domicile de Caramany, tant que l'heure légale le leur permettait. La seule chose que je peux te dire, c'est que la plaignante a parfaitement décrit les pièces de l'appartement de ton lieutenant. Le viol se serait déroulé là-bas. Mais le plus grave, c'est que la victime a disparu de la circulation depuis qu'elle a porté plainte dans les locaux de l'Inspection générale des services.
– Peux-tu me passer le numéro de téléphone du collègue qui s'occupe de l'affaire, je vais lui demander des explications ?!
– Je veux bien, mais tu sais... c'est le directeur en personne de l'I.G.S., si tu vois ce que je veux dire...
Saint Hilaire marqua un temps d'arrêt.
– Pardon ?
– Oui, Pierre ! C'est bien Michel Wuenheim...
Henri Pupillin laissa s'installer un bref instant de silence, puis continua.
– Tu as de ses nouvelles ?
– ... Je ne sais pas, Henri ! Tu sais bien que depuis le départ de sa mère, on ne s'est plus beaucoup vu. Elle ne me parle plus. Enfin tu vois, c'est difficile. Nos relations sont...
Saint Hilaire cherchait ses mots.
– Donne-moi quand même son numéro, s'il te plaît, je vais l'appeler ! dit-il fermement, comme pour reprendre la situation en main.
Saint Hilaire attrapa un stylo au fond de la poche intérieure de sa veste, et nota sur sa main gauche le numéro de téléphone de Wuenheim. Il remercia son ami et raccrocha. Face à lui, Monica Scalzo, immobile, le fixait du regard.
– Des ennuis ? interrogea-t-elle.
– Des problèmes professionnels et...
– Familiaux ! se sentit obligée d'ajouter la jeune femme. Vous n'arrêtez pas de toucher votre alliance, votre femme vous manque ? demanda-t-elle avec audace.
– Ma femme a disparu, il y a dix-sept mois et... vingt et un jours. Elle est partie faire des courses en ville et n'est jamais revenue. Je ne sais si elle a été victime d'un enlèvement, d'un accident, d'une perte de mémoire, ou si elle a tout simplement décidé de disparaître, de refaire sa vie ailleurs, expliqua Saint Hilaire en regardant les pics alpins en contre-jour. Elle ne m'a laissé aucune lettre d'adieu, je n'ai reçu aucune demande de rançon, et son corps n'a jamais été identifié dans une quelconque enquête criminelle. Rien que son absence ! finit-il par dire avec tristesse.
– Mon Dieu ! Veuillez excuser mon manque de délicatesse, s'excusa Monica, accablée par le remords d'avoir été trop curieuse.
– Ce n'est rien ! C'est juste... Enfin... j'aimerais arriver à reprendre le cours de ma vie.
– ... Revoir votre fille ?, lâcha-t-elle en se maudissant aussitôt d'avoir posé la question.
– J'ai toujours parlé trop fort dans les téléphones portables ! Je manque de discrétion, constata-t-il en exprimant son premier sourire, mais vous avez raison ! Ma fille, ma tendre fille chérie me tient pour responsable de cette disparition. J'ai été trop souvent absent de chez moi. J'ai d'abord privilégié mon travail.
Elle faillit l'interrompre, mais Saint Hilaire lui fit comprendre d'un regard qu'il n'était pas nécessaire de poser la question.
– Je suis commissaire principal de police. J'ai toujours aimé mon travail, plus que de raison peut-être ! Voilà pourquoi, aujourd'hui, ma femme a disparu et ma fille ne me parle plus.
– Quel âge a-t-elle ? s'enquit Monica, prenant plaisir à écouter cet homme meurtri, mais non dénué de charme.
– Elle a vingt-sept ans. Elle est médecin légiste, précisa-t-il avec fierté.
– Elle a suivi en partie les traces de son père, ajouta-t-elle, comme pour le réconforter.
– C'est possible, mais depuis, nos chemins se sont bien écartés ! dit Saint Hilaire en relevant la manche de sa veste pour regarder sa montre. Excusez-moi, mais je dois passer un appel téléphonique très important pour mon travail. Je vais aller dans le couloir si ça ne vous dérange pas !
D'un signe de la tête, elle acquiesça mais ne le quitta pas des yeux. Elle le trouvait à son goût. Il devait bien avoir dix ans de plus qu'elle, mais cela ne la dérangeait aucunement. Elle aimait son visage aquilin, son menton volontaire, ses yeux sombres et expressifs. Il avait les cheveux bruns et courts, et ses tempes légèrement grisonnantes lui donnaient un charme fou. Il semblait bien bâti. Lorsqu'il tira la porte pour accéder au couloir, elle devina sous sa veste un large torse musclé qui tendait le tissu de sa chemise. Sa taille devait avoisiner le mètre quatre-vingts. Il était le compagnon idéal pour ce voyage de nuit !
Le paysage défilait à allure régulière devant les yeux du commissaire. Le train amorçait déjà l'ascension d'un passage escarpé. Saint Hilaire réfléchit quelques instants avant de composer le numéro de Wuenheim qu'il venait d'inscrire dans la paume de sa main.
– Commissaire Wuenheim, j'écoute !
C'était la première fois qu'il entendait la voix de l'homme qui avait séduit sa fille. Quelque temps auparavant, au cours d'une conversation dans les locaux du Quai des Orfèvres, il avait appris que le commissaire de l'I.G.S. avait une liaison avec la nouvelle médecin légiste de l'Institut médico-légal de Paris. Elle était en train de refaire sa vie tout en écartant son père de son avenir. Plutôt que par le hasard de cet entretien, Saint Hilaire aurait souhaité des présentations plus conventionnelles : il imaginait sa fille venant le présenter, un dimanche ; sa femme aurait préparé un bon repas ; il aurait offert son meilleur whisky en guise d'apéritif ; puis, ils seraient sortis faire une balade au parc des Buttes-Chaumont, en profitant ensemble de l'air frais du mois de mars. Enfin ils se seraient réfugiés dans une brasserie, réchauffant leurs mains autour d'une tasse de thé. Marthe aurait sans doute demandé si un mariage se dessinait à l'horizon, et aurait peut-être même poussé le vice jusqu'à savoir si Wuenheim aimait les enfants. Un dimanche comme celui-là, Saint Hilaire savait qu'il ne le vivrait jamais. La vie en avait décidé autrement. Sa famille n'était plus qu'un triste souvenir. Elle avait volé en éclats, du jour au lendemain, brisée...
– Commissaire Saint Hilaire du commissariat Saint-Georges ! dit-il sèchement. Je viens d'apprendre que vous aviez interpellé l'un de mes adjoints sans même m'en informer. J'attends des explications, monsieur Wuenheim !
Les fonctionnaires appartenant au corps des commissaires de police, avaient l'habitude de se tutoyer entre eux. Mais Saint Hilaire désirait mettre de la distance entre cet homme et lui. De plus, qu'il le veuille ou non, il restait son « gendre » et lui devait donc le respect.
La porte du compartiment était mal verrouillée. Depuis sa couchette Monica Scalzo pouvait distinguer le policier qui faisait les cent pas dans le couloir du wagon.
– J'ai un chef de division ! Le commissaire divisionnaire Pupillin aurait pu être avisé.
Un courant d'air frais s'infiltrait dans l'entrebâillement de la porte, soufflant sur le visage de la jeune femme. Malgré tout, elle continuait d'observer le policier.
– J'exige de parler à Caramany, ordonna-t-il.
Sa voix et ses gestes traduisaient sa colère. Sa main gauche se cramponnait tantôt à la barre de maintien du couloir, tantôt désignait dans le vide un accusé virtuel. Elle tendait l'oreille pour mieux percevoir la conversation.
– Soit, mais nous réglerons ce manque de bienséance devant le directeur de la police. Je vais lui demander audience dès mon retour pour éclaircir cette affaire, menaça-t-il.
Monica remonta la couverture jusqu'à son nez. L'atmosphère était fraîche et elle avait profité d'être seule dans le compartiment pour mettre une tenue de nuit. Puis elle s'était glissée sous les draps de sa couchette en attendant le retour de Saint Hilaire.
– Dès ma descente du train demain matin, j'arrive dans votre bureau. J'espère que vos preuves tiendront la route, sinon vous devrez vous expliquer de cette bavure ! décocha, furieux, le commissaire.
Elle découvrait une nouvelle facette de ce personnage. Ce solitaire aux apparences de gentleman pouvait se transformer en une bête féroce, selon la situation. Elle devait le reconnaître : elle aimait cette ambivalence.
– Wuenheim ! ajouta Saint Hilaire.
Il hésita. Sa bouche était comme pétrifiée. Un bref silence anticipa sa question en suspens :
– ... Wuenheim... comment va-t-elle ?
Soudain le paysage montagneux disparut dans l'obscurité.
– Merde, un tunnel ! lâcha-t-il à haute voix.
Il aurait voulu garder son calme. Il s'était juré de parler posément. Mais la situation, la personnalité du commissaire de l'Inspection générale des services comme ses relations avec sa fille, avaient mis à mal ses résolutions. Son visage était marqué. Pourtant, il rentra dans le compartiment en se forçant d'un sourire à sa compagne d'un soir. Monica le lui rendit tout en le regardant ouvrir sa valise. Elle n'hésita pas un instant :
– Les nouvelles sont mauvaises ?
– J'en ai bien peur, répondit Saint Hilaire, sans développer plus avant.
– C'est donc une journée que nous devons tous les deux oublier, lança-t-elle, en forme d'invite.
Le commissaire n'était pas né de la dernière pluie. Il avait la lucidité et la maturité pour bien comprendre ce à quoi cette magnifique inconnue voulait en venir. Ses cheveux d'or, dénoués, s'étalaient sur l'oreiller blanc où reposait sa tête délicate. A décor idyllique, moment idéal !
– Ecoutez... dit-il, embarrassé.
Il cherchait les mots pour formuler ce qu'il ne ferait pas.
– Cela aurait été avec plaisir, et je m'en mordrais sûrement les doigts demain matin, mais...
Elle le fixait de ses yeux de feu. Il tentait de nager à contre-courant.
– Mais je ne peux pas ! termina-t-il, embarrassé.
– Je comprends..., dit-elle, compatissante.
– Je n'ai pas fait mon deuil de l'histoire de ma femme, avoua-t-il pour se justifier. Si j'étais certain qu'elle m'ait fui, qu'elle soit partie à cause de moi, je pourrais recommencer à vivre, à aimer. Mais comment savoir ?
Le commissaire semblait désespéré. L'intimité du compartiment favorisait les confidences. Parler à une inconnue lui permettait de se soulager de mois entiers de solitude.
– Imaginez qu'elle ait été tuée par un pervers ou qu'elle soit séquestrée au fond d'une cave ? Comment pourrais-je alors me laisser aller avec une autre femme ? Comment pourrais-je oublier son visage en vous regardant ?
Il semblait vivre le martyre.
– Je vois des fantômes. Me comprenez-vous ? lui demanda-t-il, visiblement perturbé.
Monica Scalzo fit mine d'acquiescer de la tête. Cependant, elle écarta rapidement sa couverture et se leva, sans quitter un instant le regard malheureux de Saint Hilaire. Son déshabillé en soie rouge cachait mal des formes harmonieuses. Sans lui demander son avis, elle approcha sa poitrine de son torse. Ses bras l'enlacèrent. Au contact de cette douce chaleur féminine, il se laissa guider jusqu'à la couchette. Pour la première fois depuis qu'il vivait seul, le policier se laissait approcher par une autre femme. L'odeur de son parfum gagnait ses narines, et son pouls battait la chamade. Une sarabande d'images dansait dans sa tête. Il n'était plus maître de son corps. En images confuses, les visages de sa femme et de sa fille se mêlaient à ceux des tableaux des plus grands maîtres. De frissons en vertiges, ils se trouvèrent en chien de fusil, elle derrière lui, lui caressant les cheveux. Autorisé par sa conscience à cette ultime concession, il se laissa enlacer. Une giboulée de grêle frappa la fenêtre du compartiment, berçant Saint Hilaire de songes imprévus...
– Dormez, mon beau commissaire, dormez en paix ! chuchota Monica en écoutant sa lourde respiration. Elle ne vous mérite pas !