Chapitre Huit
Le gardien de la paix Sarras s'était installé aux côtés de Claire à l'accueil. Discutant de tout et de rien, ils attendaient avec impatience la sortie du chef de la 2e division. Le major Léognan, lui, était descendu à la brasserie pour se rouler une cigarette et ingurgiter un blanc sec pour se remettre de toutes ces émotions. A leur grande surprise, ce fut le commissaire Saint Hilaire qui jaillit de la porte de son bureau pour descendre précipitamment les escaliers sans même les regarder. Il était sorti du commissariat alors que la pluie reprenait de plus belle. L'homme et la femme s'observèrent un instant, attendant un éventuel retour de Saint Hilaire ou la sortie d'Henri Pupillin. Ne voyant rien se produire et la curiosité aidant, Sarras s'avança au fond du hall pour regarder dans l'entrebâillement de la porte du bureau de son patron. Debout, semblant faire les cent pas, le commissaire Pupillin paraissait attendre impatiemment le retour de Saint Hilaire. Le gardien de la paix, ne comprenant pas la situation, se risqua à entrer dans le bureau.
– Monsieur le commissaire divisionnaire, commença-t-il, voulez-vous que je vous raccompagne ?
Henri Pupillin posa son regard ombrageux sur le fonctionnaire.
– Ah ! C'est vous, Sarras ! dit-il en sortant de ses pensées, non, non, merci. Je vais rester un peu ici avec le commissaire Saint Hilaire. Je pense qu'il a besoin de tout notre soutien dans un moment pareil.
Au regard éberlué de son interlocuteur, le commissaire comprit que la nouvelle n'était pas encore arrivée jusqu'ici :
– Sa femme a été retrouvée morte !
Une nouvelle fois, le gardien de la paix se posa sur l'une des chaises. Il gratta son crâne rasé, abasourdi par cette information.
– Suicide ? interrogea-t-il.
Pupillin fit quelques pas vers la fenêtre puis se retourna pour faire face au fonctionnaire de police.
– C'est la femme retrouvée dans la cave de Caramany...
Sarras mit sa main gauche sur la bouche. Le ciel lui tombait dessus. Un regard rapide sur le bureau confirma ses pires soupçons. Il bondit vers Pupillin, oubliant le protocole.
– Mais où est parti le commissaire ? rugit-il.
– Il m'a demandé de l'attendre ici. Il est allé se rafraîchir le visage dans les toilettes, lâcha le commissaire divisionnaire, interloqué par la question du gardien de la paix.
– Mon dieu !, dit Sarras, il est parti le tuer !
***
Le costume de Saint Hilaire ne résista pas longtemps aux averses qui continuaient de déferler sur Paris. L'excuse donnée à son ami Henri Pupillin pour s'enfuir du commissariat ne lui avait pas permis de prendre son manteau. Il avait choisi la marche à pied pour rejoindre au plus vite son rendez-vous. Il connaissait parfaitement bien son quartier, et savait qu'il n'aurait que quelques minutes d'avance sur ses poursuivants. L'eau ruisselait sur sa colonne vertébrale et coulait dans son pantalon sans que cela ne lui fasse aucun effet. Allant de surprise en surprise, Saint Hilaire n'avait pas supporté cette dernière nouvelle. Il revoyait inlassablement le visage triste de son ami Henri Pupillin lui répéter ces mots assassins : « La femme poignardée par Caramany, c'est Marthe ! » La phrase était simple et explicite. Il n'y avait aucune fioriture de la part du commissaire divisionnaire qui savait comme il est difficile d'annoncer un décès. Les « pourquoi », les « comment » qu'il avait éructés n'avaient pas trouvé de réponse dans la bouche de son ami. Marthe était morte. Comment était-ce possible ? Lui qui, quelques heures plus tôt, avait repris espoir grâce à cette inconnue rencontrée dans le Florence-Paris. Avait-il tout simplement rêvé ? Avait-il été victime du syndrome de Stendhal ? Monica Scalzo existait-elle réellement ? L'homme avait abandonné la cuirasse du commissaire réfléchi et calme. Il était redevenu le mari. Non ! Le veuf ! Prêt à venger la mort de sa pauvre épouse. Ses pas décidés étaient longs et réguliers. Les passants s'écartaient sur son passage. Il avançait machinalement comme un automate. Dans sa manche droite, il dissimulait avec la main le couteau qui avait servi à assassiner sa femme. Caramany allait périr par l'arme qu'il avait utilisée. Saint Hilaire était bien décidé à en finir avec son adjoint. Le lieutenant lui tendait un piège. Il comptait bien déjouer ses plans. Mais surtout il espérait obtenir des réponses aux raisons de son geste, avant de mettre à exécution sa propre sentence. Qu'avait-il fait à Caramany pour qu'il s'attaque ainsi à sa famille ? Marthe connaissait-elle le lieutenant ? Et que venait faire Monica Scalzo dans ce puzzle macabre ? Saint Hilaire était bien résolu à en découdre lorsqu'il aperçut le vieil immeuble à l'entrée de la rue de Budapest.
Il passa le porche qui donnait accès à la voie encombrée de voitures de livraison. De nombreuses prostituées démarchaient déjà les touristes perdus de la gare du Nord. La planque du Grec était un immense squat où fumeurs de crack, putes, clandestins ou bobos à la dérive cohabitaient dans une déchéance totale. C'est lui qui avait donné ce surnom au bâtiment. Cela remontait à une quinzaine d'années maintenant. A cette époque, le Grec était le parrain de la mafia locale. Il régnait en maître absolu sur les bars à hôtesses, les sex-shops et les théâtres pornos. Le voyou, qui n'avait peur de personne, avait fait crever les pneus de la voiture du commissaire lorsque ce dernier s'était mis à enquêter sur ses activités. Saint Hilaire qui n'était pas du genre à reculer à la première menace, avait su accumuler suffisamment de preuves sur les malversations illicites du mafieux pour l'envoyer croupir en prison pendant une bonne vingtaine d'années. Acculé et se sachant recherché, le Grec avait disparu de la circulation. Un travesti qui était redevable au commissaire, lui balança cette cache comme étant le repère du fuyard. Le Grec refusa de se rendre lors de son interpellation, tirant à plusieurs reprises sur les fonctionnaires de police qui venaient le chercher. Saint Hilaire, en embuscade derrière une porte, avait dû faire usage de son arme. Ses deux coups de feu atteignirent leur cible. Le Grec était mort. Depuis, l'immeuble était devenu comme un symbole, un mausolée pour tous les truands de la capitale. L'esprit du Grec hantait les pièces de l'immeuble et certains fumeurs de haschich disaient même l'avoir vu flotter dans les airs.
Devant l'entrée, Maria, prostituée portugaise dont le poids devait avoisiner les deux cents kilos, trônait sur une chaise. D'ordinaire causant, Saint Hilaire ne lui fit qu'un signe amical de la tête en poussant la porte en bois de l'immeuble. Abritée sous un parapluie, Maria était la mémoire vivante de la rue. Elle était la plus âgée et sûrement la plus défraîchie de toutes les filles du quartier. Son physique ne lui permettait plus que de faire des passes à des détraqués sexuels ou à de jeunes étudiants pariant sur leurs capacités à faire l'amour à une telle monstruosité de la nature. Mais cela ne l'effrayait pas pour autant. Elle tapinait depuis plus de quarante ans, et montrait à qui voulait l'entendre ses photos de jeune première au temps de l'après-guerre. Elle était jolie à cette époque-là et les hommes qui la désiraient lui offraient des liasses de billets pour obtenir ses faveurs. Mais les années étaient passées sur elle comme sur sa rue. Comme ce décor, petit à petit, elle se dégradait.
– Fais attention, commissaire ! dit-elle avec sa voie rauque, son esprit rôde encore !
Saint Hilaire ne se retourna même pas. La porte se referma automatiquement et plongea le commissaire dans la pénombre. Il connaissait les lieux comme le fond de sa poche, même si cela faisait longtemps qu'il n'avait pas remis les pieds dans cette fosse à exclus, mais il pouvait encore se guider sans lumière. Il gravit les escaliers pour rejoindre le deuxième étage où le Grec avait perdu la vie, quinze ans auparavant. Sa main droite permit au couteau de glisser de la manche pour que sa paume parvienne à s'en saisir. Maintenant il pouvait agir à découvert. Le commissaire bloqua un instant sa montée lorsque des gémissements lui parvinrent du premier palier. Il analysa la situation et extirpa sa carte de police avec son autre main. Il reprit son ascension pour découvrir à l'étage une prostituée africaine, appuyée contre la rambarde, en train de s'accoupler avec un client en costume cravate. Le pantalon baissé, l'homme sursauta de peur en voyant l'insigne de police pointé par le commissaire. La jeune femme, elle, recula à la vue du couteau que tenait Saint Hilaire. Il leur fit un geste sec de déguerpir en silence. L'Africaine n'attendit pas que le « cadre » ait remonté son pantalon pour dévaler les escaliers. Le commissaire, désireux de ne pas perdre de temps, continua sa progression. Il atteignit le deuxième étage rapidement. Quatre couloirs éclairés uniquement par les pièces dépourvues de volet s'offraient à lui. Plusieurs gouttières inondaient le parquet moisi qui avait fait jadis la renommée de menuisiers hors pair. Pierre Saint Hilaire s'avança sans aucune hésitation dans le couloir le plus sombre qui zigzaguait au gré des anciens appartements. A chaque entrée, il se collait contre le mur. Il pointait sa tête dans l'entrebâillement des portes lorsqu'il en restait, pour s'assurer que personne ne l'attendait. Il enjamba un homme défoncé à un cocktail de drogues illicites, qui croupissait dans son vomi. Le bruit de la pluie était assourdissant. Les planchers ruisselaient des amas d'eau qui traversaient les quelques tuiles encore accrochées à la charpente du toit. Des tags multicolores et incompréhensibles décoraient tristement le couloir où s'enfonçait le commissaire. Enfin, il reconnut l'entrée de la pièce où il s'était protégé des tirs du Grec avant de riposter par deux fois. Il stoppa sa marche. Son dernier pas fit grincer le parquet. Aucun bruit ne parvenait de l'intérieur. Il regarda rapidement sa montre. Il était l'heure exacte du rendez-vous.
Caramany devait forcément se trouver derrière ce mur. Saint Hilaire serrait fort le manche du couteau. L'âme d'un bourreau, il avança ses yeux à hauteur de la porte pour inspecter l'intérieur de la pièce. Un volet claquant sous l'effet du vent distribuait alternativement de la lumière dans la salle dépourvue de meuble. Il était là. Impassible ! Assis sur une chaise. Allant même jusqu'à lui tourner le dos. Caramany avait monté un plan machiavélique. L'heure de l'explication avait sonné. Pourquoi en voulait-il à Saint Hilaire ? Pourquoi avoir tué sa femme ? Quels étaient les motifs de toute cette affaire ? Le commissaire sortit de sa cache après s'être assuré qu'ils étaient bien seuls. Il avança lentement, la main tenant le couteau légèrement en retrait derrière son dos.
– Caramany !
***
Sirènes hurlantes, la grosse cylindrée de Michel Wuenheim se frayait un chemin dans les embouteillages du boulevard de Sébastopol. Suivi de près par deux autres véhicules de police, le convoi avait quitté en urgence l'île de la Cité après que le commissaire eût reçu un appel téléphonique d'Henri Pupillin.
– Il est parti le tuer !, avait lancé le chef de la 2e division de police judiciaire. Intervenez rapidement avant qu'il ne commette l'irréparable !
Pupillin, après s'être fait expliquer par Sarras la découverte du couteau, avait obtenu de ce fonctionnaire l'adresse du rendez-vous.
Wuenheim hurlait dans sa radio l'interdiction à toutes les patrouilles de pénétrer dans la rue de Budapest. Il voulait être le premier à intervenir. Il lui fallait ces deux hommes vivants. Il avait un besoin absolu de répondre aux questions qui, maintenant, le concernaient personnellement. Caramany détenait les clefs de ce drame. Le perdre, c'était se priver de comprendre la fin de cette histoire. Arrêter Pierre Saint Hilaire pour meurtre et l'envoyer en prison, revenait à faire disparaître le dernier membre de la famille d'Eve. Elle n'avait pas besoin d'une épreuve supplémentaire. Même si la possibilité d'une quelconque entente n'avait pu être décelée dans leur courte mais violente conversation, il devait essayer de préserver son « beau-père » de la maison d'arrêt. Poncey conduisait le véhicule à vive allure. Il fonçait sur la voie des bus, éclaboussant les piétons qui se risquaient à vouloir traverser. Un taxi à l'arrêt fit lever le pied du capitaine.
– Foncez ! ordonna Wuenheim.
Poncey donna un coup de volant à gauche. Le véhicule écrasa une borne en plastique servant à délimiter la voie prioritaire. Maintenant, les trois voitures se faufilaient entre le flot des automobilistes parisiens. Le commissaire stagiaire Le Taillan, assis à l'arrière de l'habitacle, s'accrochait désespérément aux poignées du plafond pour maintenir un équilibre précaire.
Comment Caramany avait-il fait pour dissimuler la femme de Saint Hilaire durant plus d'un an ? Pourquoi l'avait-il tuée maintenant ? Quel élément déclencheur l'avait motivé ? Le cerveau du policier était en ébullition malgré les soubresauts de la course contre la montre. Le central radio annonça que le quartier était bouclé. Au moins, la poursuite s'arrêterait d'une manière ou d'une autre aujourd'hui, pensa-t-il. La chaussée était glissante. Pourtant Poncey ne ralentissait pas l'allure ordonnée par son chef. Une jeune fille équipée d'écouteurs dans les oreilles et se dandinant en marchant, ne sembla pas entendre les sirènes des voitures de police. Elle amorça la traversée du carrefour d'où débouchait le convoi sans se soucier des trois bolides qui venaient dans sa direction. Poncey eut tout juste le temps de faire déraper son véhicule pour éviter l'adolescente, sans toutefois arrêter sa course. L'inconsciente, surprise par la manœuvre, resta paralysée sur la chaussée, face aux deux autres voitures. La première choisit de monter sur le trottoir et alla s'encastrer contre la rambarde d'une bouche de métro. La seconde dérapa en pivotant comme une toupie et vint s'arrêter à quelques centimètres de la passante.
Poncey regarda dans son rétroviseur, puis interrogea du regard son supérieur.
– Continuez ! dit-il en prenant le combiné de sa radio.
Il avisa immédiatement la salle radio d'envoyer des secours pour aider les accidentés. Les essuie-glaces balayaient le pare-brise dans des mouvements saccadés. Au loin, des gyrophares clignotants indiquaient le point à atteindre. Le Taillan, enfoncé dans son siège arrière, se frottait le crâne. Au moment du dérapage, il avait tapé malgré lui contre l'une des vitres de la voiture.
Poncey eut à peine le temps de stopper le véhicule en pleine rue que son supérieur bondissait déjà de l'habitacle. Le capitaine de police aurait aimé être remercié pour la rapidité de sa conduite, mais il savait Wuenheim avare en compliments, à fortiori dans ces circonstances. Il sortit en dernier et jeta les clefs de la voiture à un gardien de la paix en faction.
– Garez-la-moi ! pria-t-il en poursuivant les deux commissaires qui, déjà, passaient devant la grosse Maria.
Arrivé à hauteur de la prostituée du siècle dernier, Poncey s'arrêta net. Son instinct de policier lui commandait de ne pas agir en mouton de Panurge.
– Il y a une autre issue ? demanda-t-il.
***
Un guet-apens ! Sa fureur l'avait conduit à agir comme un débutant. Maintenant, il jouait les équilibristes sur une poutre détrempée de la charpente du toit. Pas d'autre solution. Il devait fuir. Saint Hilaire était en colère. En colère contre lui-même. Il s'était laissé manipuler par une personne machiavélique. Elle lui avait tendu un piège et il s'y était engouffré sans réfléchir. Maintenant il devait essayer de s'en sortir comme un insecte tente d'échapper à la toile de l'araignée. Se servant des bras pour garder son équilibre, il avançait lentement sur le vieux bois pourri. Lorsqu'il s'était retrouvé derrière son adjoint, il était prêt à le poignarder dans le dos sans attendre plus d'explications tant sa colère était grande. Mais, après avoir prononcé son nom à trois reprises et sans aucune réponse ou geste de sa part, il avait fait pivoter du pied la chaise où était installé le lieutenant Caramany. Avec stupeur, il avait découvert le corps ligoté de son officier transpercé de multiples coups de couteau. Les sirènes hurlantes des voitures de police l'avait extirpé de son état de choc.
Le visage du lieutenant offrait une grimace figée permettant de penser qu'il avait dû souffrir au cours des derniers instants de sa vie. Le corps ensanglanté laissait apparaître des chairs mutilées. Il avait regardé son couteau et compris immédiatement qu'il ferait le coupable idéal au regard des événements de ces dernières heures. Entendant déjà des bruits de pas dans la cage d'escaliers, il avait décidé de fuir par les étages supérieurs, bloquant sa lame dans la ceinture de son pantalon.
Maintenant il arrivait au bord du précipice. La longue poutre sortait du bâtiment et surplombait une courette. L'autre extrémité soutenait la charpente du toit de l'immeuble voisin. Les deux constructions étaient jumelles et n'avaient dû faire qu'un seul bâtiment en des temps lointains. Une vingtaine de mètres le séparait du sol. La pluie toujours aussi pugnace se mit une nouvelle fois à lui fouetter le visage. Il hésita un instant à s'engager sur cette voie. Les cris des poursuivants, de plus en plus proches dans les étages du bâtiment, le décidèrent à passer à l'acte. Il engagea son pied gauche pour tester l'adhérence de la poutre à découvert. Saint Hilaire avait toujours aimé les balades en pleine nature. Cette poutre lui rappelait les nombreux troncs d'arbres qu'il avait l'habitude de franchir au-dessus des torrents de montagne.
Il fixa du regard le toit d'en face percé par la poutre plus que centenaire. Ses chaussures de ville n'étaient pas le meilleur équipement pour jouer à l'équilibriste. Pourtant, il amorça une marche lente, un pied devant l'autre, écartant les bras au maximum pour contrer les rafales du vent. A mi-chemin, un clou dépassant de la structure bloqua son talon gauche. Le pied trébucha et le torse de Saint Hilaire partit en avant. Ses avant-bras moulinèrent dans le vide pour compenser la translation de poids. Il se sentit tomber. D'une impulsion rapide du pied droit, il redressa son corps parallèlement à la poutre et plongea dessus comme on s'accroche à un radeau dans une mer déchaînée. La face contre le bois mouillé, le commissaire distinguait parfaitement le carrelage marron qui recouvrait le sol de la cour intérieure. Au cours de ces nombreuses années de services, il avait ramassé plus d'un cambrioleur écrasé par terre après avoir dérapé sur des toits mouillés. Aujourd'hui, il allait peut-être terminer comme eux. Comment aurait-il pu imaginer une telle fin ? Son trousseau de clef tomba d'une des poches de sa veste. La chute dura quelques secondes avant qu'il ne rebondisse sur le sol. Saint Hilaire mesura ce que serait la sienne s'il faisait un nouveau faux pas.
***
Wuenheim ne connaissait pas les lieux. Il entra le premier et accéda immédiatement au premier étage. Il courait de pièce en pièce, tenant à deux mains son revolver. Bientôt rejoint par Le Taillan, il le laissa continuer la fouille de l'étage et grimpa au deuxième. Le dédale des couloirs ralentissait sa progression. Il devait se méfier de chaque recoin d'où pourraient surgir Caramany ou Saint Hilaire. Voulant sincèrement éviter à son probable futur beau-père de commettre l'irréparable, il hurlait son nom en lui proposant son aide. Bientôt il arriva devant la macabre découverte. C'était trop tard ! Caramany gisait sur la chaise. Une mare de sang s'était formée au pied du policier. Il n'avait pas volé ce qui lui arrivait, mais sa disparition rendait plus obscurs les motifs de son geste. Il ne pourrait apporter aucune explication à Eve. Il lui annoncerait seulement que son père était devenu un meurtrier, et que son devoir était de le retrouver et de l'interpeller.
– Mon Dieu ! s'exclama Le Taillan en entrant dans la pièce.
– Le Taillan, appelez-moi l'Identité judiciaire ! Je vais fouiller les étages supérieurs. Il n'a pas dû avoir le temps de s'enfuir ! dit Wuenheim en disparaissant dans l'encadrement de la porte.
Il opta pour monter directement au dernier étage. La seule issue était les toits. Les grandes jambes de Wuenheim grimpèrent quatre à quatre les escaliers, jusqu'au septième étage. Au-dessus du palier de la cage d'escalier, une trappe ouverte laissait deviner un grenier. Sans aucune hésitation, il sauta en l'air et parvint à enfiler un coude. Aidé par des abdominaux musclés, il tira l'ensemble de son corps au-dessus de l'ouverture. Il se retrouva dans une soupente haute de cinq bons mètres. Par chaque fissure, la pluie s'infiltrait dans le plancher avant de s'écouler dans les étages inférieurs. Wuenheim remarqua la longue poutre qui surplombait la pièce. Des tonneaux entreposés les uns sur les autres permettaient de l'atteindre. Peu désireux de jouer les équilibristes, Wuenheim se saisit d'une échelle en bois posée à même le sol et vint la coller contre le mur opposé, juste à côté de l'ouverture d'où la poutre gagnait l'extérieur. Lorsqu'il se retrouva enfin sur le bois détrempé, il aperçut pour la première fois Saint Hilaire qui, agrippé à la poutre, au-dessus du vide et sous la pluie, semblait paralysé.
– Saint Hilaire !
Le fuyard se retourna. Leurs yeux se croisèrent, l'un voyant le père de sa compagne, l'autre découvrant le séducteur de sa fille.
– Revenez Saint Hilaire ! intima-t-il.
Saint Hilaire se redressa agilement sur ses deux pieds. Il n'avait pas l'intention de s'expliquer. Un complot le visait tout particulièrement, et il ne pouvait faire confiance à personne. Il avança sur la poutre, décidé à se sauver.
– Stop ! ordonna Wuenheim en pointant son arme à feu vers le commissaire.
Saint Hilaire se retourna une nouvelle fois. Il lut dans le regard de son collègue que celui-ci n'utiliserait jamais son revolver contre lui. Il ne pouvait pas tuer ainsi le père de sa future femme. Saint Hilaire reprit son avancée, et disparut dans le grenier de l'autre immeuble. Wuenheim rangea rapidement son arme et décida d'imiter le fuyard. Malheureusement, les vingt mètres qui séparaient la poutre du sol réveillèrent son vertige congénital. Tremblant comme une feuille, il tenta cependant de poser un pied hors du toit. Il voulait le poursuivre. Il devait l'attraper. Mais la peur l'emporta sur sa volonté. Le vide l'attirait. Il ne pourrait aller plus loin sans tomber. Il resta là. Incapable d'avancer. Bloqué.
***
Saint Hilaire roula dans le grenier, tombant dans de vieux cartons. Sa veste se déchira dans le dos. Il mit quelques instants avant de s'extraire de l'amas d'immondices qui avait amorti sa chute. A l'extérieur, il entendait encore Wuenheim hurler son nom. Sans demander son reste, il se dirigea vers l'autre extrémité du bâtiment. Une fenêtre lui indiqua qu'il était à proximité de la cité de Londres. Le quartier devait être verrouillé par une cinquantaine de voitures de police. Rejoindre la terre ferme ne lui serait d'aucune utilité. Il devait se décider vite. L'immeuble serait bientôt investi par la horde de Wuenheim. Un cliquetis retentit aux oreilles du commissaire. Il reconnut le bruit familier d'un revolver et leva automatiquement les mains en l'air.
Poncey, en fin limier, avait choisi de couvrir les arrières en cas de fuite de l'un des protagonistes. Il tenait en joue le commissaire. Le canon de son arme n'était qu'à quelques centimètres du crâne de Saint Hilaire.
– Je ne le tenais pas en estime ! déclara Poncey, c'était un voyou, mais de là à le tuer...
– Je n'y suis pour rien ! répondit le commissaire. Tout ceci fait partie d'un plan élaboré pour me nuire.
– Bien sûr, monsieur le commissaire, fit Poncey avec ironie, vous verrez tout cela avec votre confrère, le commissaire Wuen...
Saint Hilaire balança un coup de tête en arrière qui atteignit le nez de Poncey. Une giclée de sang jaillit de ses narines comme un geyser. Le capitaine chuta en arrière. Par réflexe, son index s'agrippa à la gâchette de son arme. Le coup de feu partit. Saint Hilaire sentit comme un coup de poing le percuter à l'épaule. Il fut projeté contre le mur. Poncey, à terre, semblait sonné par la charge. Le pistolet, à même le sol après qu'il lui ait échappé, n'était qu'à quelques mètres du policier. Portant ses mains par réflexe à hauteur de son nez cassé, il vit, à travers ses doigts, Saint Hilaire qui touchait son épaule ensanglantée. Il profita de ce moment de faiblesse pour bondir sur son arme de service. Malgré sa blessure, le commissaire, voyant son assaillant tenter de reprendre le dessus, avança rapidement de deux pas et balança un coup de pied dans le torse du capitaine de police. Poncey roula à terre sans même avoir eu le temps d'attraper le revolver. L'épaule droite saignant abondamment, le commissaire s'empara du revolver de sa main gauche et s'engouffra dans la cage d'escalier, abandonnant le policier à ses gémissements. Il devait maintenant disparaître, se soigner et réfléchir... Comment riposter ? Comment contre-attaquer ? Un rapide état des lieux lui fit choisir sa route. Un seul endroit à proximité pourrait lui offrir le gîte dont il avait tant besoin. Et à coup sûr, son hôte serait surpris de la visite !