Chapitre Neuf
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, Eve Saint Hilaire ne reconnut pas immédiatement la femme qui lui tournait le dos. Elle cligna plusieurs fois des paupières. Sur la table de chevet, elle aperçut la boîte de tranquillisants qui lui rappela le cauchemar qu'elle était en train de vivre. Elle eut du mal à maîtriser ses tremblements qui firent se retourner Irène Pupillin, qui la veillait depuis plus d'une heure.
– Ma chérie ! dit-elle en lui prenant la main, je suis désolée !
Eve esquissa un léger sourire mais aucun son ne parvint à sortir de sa bouche.
– C'est affreux ! Henri m'a tout raconté, et j'en suis encore bouleversée, avoua Irène Pupillin en portant un mouchoir à ses yeux.
Elle avait la cinquantaine éclatante. Toujours impeccablement coiffée, maquillée à outrance pour effacer les effets de l'âge, les ongles des doigts manucurés, très élégante, cette femme devait passer son temps à s'occuper d'elle. Elle n'avait jamais travaillé. Les revenus de son mari lui permettaient de vivre aisément, sans avoir le souci des fins de mois difficiles. Eve trouva la force de demander :
– Quelle heure est-il ?
– Midi passé, répondit Irène en l'aidant à s'asseoir contre son oreiller. Tu veux manger quelque chose ? J'ai ramené des petits gâteaux de Normandie. Je t'en sers quelques-uns avec une bonne tisane ?
Irène Pupillin se sentait l'âme d'une mère auprès de cette nouvelle orpheline.
– Je peux aussi te préparer des œufs au plat avec du bacon, si tu préfères...
– Merci, Irène, merci ! dit Eve pour la faire taire, je n'ai pas faim. Je crois que je n'aurai plus jamais faim.
– Ne dis pas des choses pareilles ! Il faut arrêter de broyer du noir. La vie nous réserve à tous des bons moments et d'autres moins agréables. Nous n'y pouvons rien. Comment crois-tu que j'ai pu me relever de la disparition de Jean-Marc ?
Les Pupillin avaient perdu leur fils dans un accident de la route, il y avait plus de vingt ans. Ni elle, ni son mari ne s'en étaient réellement remis. Henri gardait son chagrin au fond de lui, contrairement à son extravertie de femme.
– Rien ne sera plus jamais pareil pour toi. Et pourtant, la vie continuera ! Certes, la disparition de ta mère laissera un immense vide que tu ne pourras jamais combler. Mais un jour, tu reprendras goût à la vie.
Irène souffla dans son mouchoir, contrôlant ainsi son émotion.
– Tu sais, ma pauvre Eve, il m'arrive encore de culpabiliser d'être heureuse ! Mais c'est comme ça !
La jeune femme n'avait aucune envie de philosopher. Elle enchaîna :
– Où est Michel ?
– Il est retourné au travail.
Irène reprit peu à peu son calme.
– Ils vont l'arrêter, ma chérie, dit-elle pour la rassurer. Michel et Henri sont sur le pied de guerre. Ils vont arrêter ce salaud !
Une larme coula sur la joue d'Eve dont le regard se perdait dans le vide.
– J'ai toujours cherché à reporter la faute sur mon père, avoua-t-elle. L'hypothèse de l'enlèvement me paraissait impossible. Je pensais simplement qu'elle en avait eu marre d'attendre papa. Je l'ai rejeté. Il me fallait un coupable. Comme je me sens sotte à présent !
– Mais non ! Mais non ! la rassura son interlocutrice. Nous continuons à voir régulièrement Pierre et je t'assure qu'il ne t'en veut pas. Il aimerait tant te retrouver. Et c'est, je pense, ce que ta pauvre mère aurait souhaité.
Les deux femmes se regardaient maintenant droit dans les yeux.
– Il y a toujours quelque chose de positif à retirer d'un malheur. Pour toi, il est urgent que tu renoues avec ton père.
La sonnette de la porte d'entrée retentit. Irène se leva prestement et s'élança dans le couloir. Derrière la porte d'entrée, Henri Pupillin attendait patiemment qu'on lui ouvre. Il entra à l'invitation de sa femme et demanda à voix basse dans quel état se trouvait la jeune fille. Irène Pupillin le rassura en partie. Ils pénétrèrent ensemble dans la chambre où Eve se reposait. Le commissaire divisionnaire s'efforça de trouver les mots pour exprimer sa tristesse, et lui présenta ses plus sincères condoléances. Elle reprenait peu à peu du poil de la bête, ce qui n'étonnait guère madame Pupillin qui connaissait son caractère, et interrogea immédiatement le policier sur les suites de l'enquête.
– C'est pour cela que je suis venu, dit-il, je voulais te le dire personnellement. L'assassin de ta mère a été tué.
Le visage d'Irène marqua un temps de surprise. Eve resta de marbre. Aucune joie ne s'inscrivait sur ses lèvres. Le décès de sa mère était si récent que seule cette perte comptait pour elle. Elle n'avait pas encore nourri de sentiment de vengeance à l'encontre de son assassin. Henri Pupillin se racla la gorge.
– C'est ton père qui l'a tué.
Eve resta sans voix.
– Comment ? lança Irène, interloquée.
– Il a tué le lieutenant Caramany avec le propre couteau qui a servi au meurtre de Marthe.
– Ça ne m'étonne pas de ton père ! Et il a eu bien raison !
Henri la fusilla d'un regard désapprobateur. Eve sortit de sa torpeur.
– Je veux le voir ! déclara-t-elle.
– Ce n'est pas possible ! répondit Pupillin, embarrassé.
– Pourquoi, Henri ? Je sais que tu peux donner les instructions nécessaires pour qu'on me laisse m'entretenir avec lui, juste cinq minutes !
Elle s'était redressée.
– Je dois m'excuser auprès de lui, et lui dire que je ne suis qu'une pauvre sotte. Tu comprends ? implora-t-elle.
– Ce n'est pas possible ! répéta le commissaire. Il s'est enfui après avoir commis le meurtre. Nous le recherchons à l'heure où je te parle.
Il jeta un œil à sa femme.
– J'ai mis tous mes hommes sur l'affaire. Et surtout je me suis évertué à ne leur répéter qu'une seule et unique consigne : ne pas faire usage de leur arme.
– Mais alors ! s'exclama Irène Pupillin, il risque d'aller en prison ?
Henri resta muet.
– Mon Dieu, le pauvre homme !
– Le juge d'instruction a délivré un mandat d'arrêt à son encontre. Toutes les polices de France vont être sur son dos, finit par ajouter Henri.
Eve rejeta les draps qui la recouvraient et bondit hors du lit.
– Que fais-tu, ma chérie ? interrogea la femme du commissaire divisionnaire.
– Je dois réparer ma faute, déclara Eve. J'ai un très bon ami avocat. Je vais lui demander de s'occuper de sa défense. Il faudra plaider la folie passagère ou le coup de sang.
La combattante renaissait de ses cendres. Elle venait de perdre sa mère, mais n'était pas prête à voir disparaître son père derrière des barreaux.
– Tu devrais te reposer, conseilla Irène.
– Je viens avec toi ! dit l'homme d'action qu'était Henri. Je témoignerai s'il le faut. J'attesterai qu'il n'était pas dans un état normal lorsque je lui ai annoncé le décès de Marthe.
La jeune femme et le vieux policier disparurent avant qu'Irène Pupillin ne s'en aperçoive. Laissée seule dans l'appartement, elle alla s'accouder à la fenêtre. Le temps était aussi sombre que ses idées. La tristesse qu'elle dissimulait devant Eve revint la torturer : de nouvelles larmes se mirent à couler.