Chapitre Six
En tant que chef de l'Inspection générale des services, le commissaire Michel Wuenheim se devait d'adopter un comportement exemplaire. Même s'il enfreignait parfois le règlement pour le besoin d'une enquête, il se faisait un devoir de ne pas abuser de sa fonction de policier pour faciliter sa vie quotidienne. En cette nuit pluvieuse, et bien qu'ayant fait trois fois le tour du quartier, il n'avait trouvé aucune place de stationnement disponible aux abords de l'Institut médico-légal de Paris. Il dut alors se résigner à déposer sa voiture de service sur le parking privé du commissariat des réseaux ferrés de la gare d'Austerlitz. Il ne lui restait plus qu'à franchir le pont qui le ramènerait sur la rive droite pour enfin rejoindre sa compagne.


Une fois les constatations terminées dans les sous-sols de l'immeuble du lieutenant Caramany, il était retourné à son bureau pour organiser la poursuite de l'enquête. Le capitaine Poncey était chargé de taper les procès-verbaux des investigations de cette soirée. Il n'avait d'ailleurs pas attendu de recevoir ses ordres pour se mettre au travail. La tâche était longue et s'il voulait pouvoir bénéficier de quelques heures de sommeil, il devait se dépêcher. Wuenheim, de son bureau, téléphona au responsable de la salle radio pour entendre son compte-rendu sur les recherches menées pour retrouver le fuyard. Une patrouille l'avait, semble-t-il, aperçu dans une cabine téléphonique, une demi-heure après avoir échappé à sa vigilance. Mais Caramany s'était littéralement volatilisé au détour d'une rue piétonne. Wuenheim, en bon enquêteur, demanda à l'un de ses sbires d'identifier les numéros composés depuis ce point téléphone. La traque continuait. Une dizaine de véhicules parcouraient le secteur délimité par le commissaire. Une fois ses instructions données, il avait annoncé à ses collaborateurs qu'il assisterait lui-même à l'autopsie. Les policiers ne furent pas dupes sur la nature de cet élan de témérité. En règle générale, cette mission était souvent dévolue au novice, au puni ou au sans grade. La tâche n'était pas plaisante et personne ne se battait pour s'en occuper. Que le chef de service décide de s'attribuer ce travail cachait inévitablement une autre raison ! Celle-ci se nommait Eve Saint Hilaire.


Sous ce déluge, il partit à pied rejoindre celle qui occupait toutes ses pensées. Wuenheim enjamba une flaque d'eau sale et boueuse, rejetée par les bouches d'égouts. Sous le pont qui devait le conduire au pied de l'institut, une lumière verte signalait la présence d'une péniche. Le bateau ressemblait à un vaisseau fantôme dans ce hâlo d'humidité. Jamais l'idée d'acquérir un parapluie ne l'avait effleuré et il le regrettait en cette nuit agitée, où l'eau s'insinuait à travers ses vêtements. Wuenheim s'écarta du bord du trottoir pour éviter les grandes gerbes projetées par les roues du dernier bus rejoignant la gare de Lyon. Longées par la grande artère des quais, nichées dans la courbe d'une ligne de métro, les façades austères du bâtiment de l'Institut médico-légal étaient noircies par la pollution. Le commissaire pressa le pas. Muni d'un double des clefs que lui avait remis précédemment Eve, il fit grincer la serrure de la lourde porte d'entrée. Au sec, Wuenheim apprécia les premiers instants de calme dans le grand hall de l'accueil. Seuls les éclairages indiquant les issues de secours dispensaient une lumière tamisée. Connaissant l'établissement, il se laissa guider par ces repères, pour atteindre l'ascenseur. Le grincement des courroies du monte-charge lui agressa les oreilles. Une fois la cage stabilisée à l'étage, il en tira avec force la grille en accordéon pour s'enfoncer sous terre à allure lente et saccadée.


La plupart des ménages avaient probablement regardé les informations de vingt heures, puis un film avant de se coucher bien sagement. A deux heures du matin, lui était en train de rejoindre celle qu'il aimait, et pour découper un cadavre ! Leurs vies étaient bien différentes de celles du commun des mortels. Et pourtant, à aucun moment, il n'avait envisagé d'échanger sa place. L'ascenseur venait de le déposer au cœur des enfers. Une odeur acre vint agresser son odorat. Un long couloir parsemé de néons donnait accès aux salles d'autopsie, distribuant une lumière blafarde qui convenait parfaitement au lieu. Il avançait prudemment, examinant chaque salle desservie par le passage souterrain, ne sachant dans laquelle Eve opérait. Toutes les pièces semblaient plongées dans le noir. Enfin une porte s'ouvrit. Le médecin légiste l'accueillit avec un grand sourire.
– Toutes les salles d'autopsie sont vides ! Tu n'es pas encore au travail ? interrogea-t-il.
Elle enlaça son torse « comme une liane autour d'une branche » !
– Non ! Comme il n'y a personne, j'ai pensé que cela serait plus sympa d'opérer dans l'amphithéâtre, répondit-elle.
Celui-ci ressemblait à une arène. En piste ! Prêts pour le spectacle ! Un hémicycle leur faisait face, constitué de bancs et de tablettes en bois pour les étudiants en criminologie. Cette salle de théâtre morbide lui rappela des souvenirs enfouis de jeune élève commissaire, lorsqu'il avait fréquenté les mêmes sièges pour assister à sa première autopsie.
Au centre de la pièce, le corps mutilé et décharné de la prostituée reposait sur une table en fer. Deux projecteurs éclairaient, de façon impudique, le corps de la défunte dans le moindre de ses replis.


– Tu as déjà fait l'amour dans une salle d'autopsie ? demanda Eve en caressant de sa langue le lobe de son oreille droite.
– Plusieurs fois ! répondit-il pour la taquiner.
Elle le repoussa. Ses lèvres firent une moue théâtrale. Il la saisit par la taille. Elle tenta de se débattre. Wuenheim se pressa contre sa poitrine et l'embrassa langoureusement. Elle se laissa dompter.
– Tu l'as déjà fait ? questionna de nouveau la jeune femme.
– Bien sûr que non ! Et toi ?
Eve lui rendit son baiser. Ses fines mains se baladaient sur les muscles de son corps. A son tour, il repoussa son attaque amoureuse :
– Réponds-moi ! insista-t-il.
Elle baissa les yeux. Elle ne put retenir un sourire coupable.
– C'était bien avant notre rencontre ! dit-elle, en forme d'excuse.
Elle prit sa main gauche et la posa un peu plus bas que sa hanche.
– C'était un brancardier, continua-t-elle, observant le regard jaloux de son compagnon. Mais rassure-toi, il ne travaille plus ici !
Elle lui caressa la joue.
– Et puis, ça n'avait vraiment pas été terrible ! avoua-t-elle enfin.
Il reprit un visage plus amical.
– Je suis certaine, dit-elle, que tu serais capable de me faire rapidement oublier ce souvenir.
La main droite d'Eve glissa du torse jusqu'à l'entrejambe du policier.
– Ne t'inquiète pas, il n'y aura pas de spectateurs aujourd'hui, ajouta-t-elle avec un regard coquin.
Wuenheim explosa fougueusement. Embrassant à nouveau Eve, il écarta sa blouse blanche, dégageant son sein gauche. Surpris, il l'interrogea du regard.
– Je crois que j'ai oublié mes sous-vêtements ! minauda-t-elle.
– Il y a donc préméditation !
La porte en bas des escaliers claqua. Ils se repoussèrent mutuellement. Eve Saint Hilaire tenta de réajuster sa blouse avant l'arrivée du perturbateur. Un gardien de la paix, tout au plus âgé d'une vingtaine d'années, accéda à l'amphithéâtre après avoir monté bruyamment les marches du corridor. Il fit trois pas avant de se mettre en position de garde-à-vous.
– Mes respects, monsieur le commissaire ! Bonsoir, madame ! dit-il en s'inclinant. Je viens de la part du capitaine Poncey. Il n'arrivait pas à vous joindre sur votre téléphone portable.
L'écran de son appareil indiquait en effet une perte de réseau, ce qui somme toute était normal au deuxième sous-sol de ce bâtiment.
– Il voulait vous indiquer que l'exploitation des appels depuis la cabine téléphonique a été positive. Le suspect a contacté l'un de vos collègues.
Le jeune homme, à l'accent du sud-ouest, continua de réciter sa leçon.
Le capitaine a dit que vous sauriez de qui on parle !
Eve Saint Hilaire lança un regard interrogateur pour obtenir une confirmation.
– Je vous remercie ! répondit Wuenheim au fonctionnaire de police. Vous pouvez retourner à vos missions.
Le jeune policier ne se fit pas prier. Ses yeux avaient du mal à quitter le corps mutilé de la femme sur la table d'opération. Il devait sans doute être effrayé à l'idée de devoir assister à l'autopsie. Rassuré, il quitta rapidement l'amphithéâtre.
– Il a téléphoné à mon père, n'est-ce pas ? demanda Eve.
Il fit un signe de la tête.
– Cela paraît évident !
– Tu vas devoir l'interroger ?
– Bien sûr ! Et cela ne me réjouit pas du tout !


L'excitation qui avait saisi les deux tourtereaux était bien retombée. La suite de cette mise en scène érotique serait reportée à une date ultérieure. Le commissaire essuya les verres de ses lunettes. Eve poussa une table roulante supportant divers instruments chirurgicaux. Elle lui tendit un masque et une blouse. Revêtu de ce costume, il alla se positionner devant les pieds de la prostituée.
Comme l'avait fait Poncey quelques heures auparavant, Eve Saint Hilaire déclencha un dictaphone qu'elle posa sur le rebord de la table en fer. Elle énonça à haute voix la date, l'heure, le nom et la qualité de son assistant. Puis elle se mit à décrire le corps sans même le toucher. Elle demanda ensuite de l'aide au commissaire pour retourner le cadavre et reprit sa description. C'était la première fois qu'il la voyait accomplir son travail de médecin légiste. Il aimait son visage devenu sérieux et ses yeux curieux. Le regard du commissaire négligeait le corps de la pauvre victime, se focalisant malgré lui sur cette blouse blanche dont on avait, dans la hâte, oublié de refermer le dernier bouton. Eve, elle, ne lui portait plus aucune attention Elle avait endossé ses fonctions et enquêtait sur les causes de la mort.
Prenant des ciseaux à grandes lames, elle coupa les liens qui attachaient encore les jambes et les bras du cadavre. Wuenheim, munis de gants en caoutchouc, se saisit de ceux-ci et les mit sous scellés. Le ventre, bien que déjà ouvert par les rongeurs, ne permettait pas à la légiste d'atteindre tous les organes vitaux. Elle cassa donc les côtes avec une pince coupante, puis élargit l'entaille. Elle ponctionna du sang dans deux flacons pour le faire analyser. Les résultats indiqueraient si la prostituée avait pu être victime d'un empoisonnement avant de recevoir les multiples coups de couteau qu'elle était en train de constater. Elle retira ensuite un à un chaque organe qu'elle découpa en morceaux pour noter leur couleur et faire de nouveaux prélèvements. Penchée sur le foie, elle grimaça sous son masque de protection.
– Je crois être en mesure de te dire les causes de la mort de cette personne ! déclara-t-elle, entretenant le suspense.
Leurs regards se croisèrent.
– Le foie a été perforé à plusieurs reprises par un objet tranchant. Vu la largeur et la profondeur des entailles, je te conseille de rechercher un couteau de cuisine avec une lame assez longue, indiqua-t-elle au commissaire.
Wuenheim nota cette information sur un petit carnet qu'il tenait dans la poche de sa veste. Relevant les yeux, il vit Eve prête à s'attaquer à la tête de la victime avec une scie électrique. Il détourna son regard lorsqu'elle se mit à découper le crâne en deux parties égales. Il avait peur que cette vision ne s'installe à demeure dans son esprit et qu'elle vienne s'insinuer dans leurs futurs ébats amoureux. Il ne voulait pas de cette face inconnue de sa compagne. Eve Saint Hilaire décalotta la peau entourant le crâne comme un enfant épluche une banane. De ses deux mains, elle sortit le cerveau rosé et le posa sur la tablette à découper.
– Tu vois, dit-elle en lui demandant de se rapprocher, le décollement de cette infime couche de tissus entourant le lobe prouve que la tête a été frappée violemment.
– Elle a été assommée ?
– C'est fort possible, répondit-elle en plongeant le cerveau dans un seau destiné au laboratoire d'analyses.
Wuenheim s'interrogea à voix haute sur le paradoxe qui naissait de ces constatations.
– C'est très étrange ! commenta-t-il. Pourquoi a-t-il frappé de plusieurs coups de couteau la victime s'il l'avait déjà assommée auparavant ? Un tueur ne s'énerve sur sa victime que si cette dernière se défend et hurle au secours. Ce qui, dans le cas présent, n'a pas été possible !
– C'est tout à fait exact, répondit-elle.
Continuant son expertise, elle s'attacha à commenter le nombre important de morsures provenant des rats de l'immeuble du lieutenant Caramany. Elle énonça au plus près de son dictaphone toutes les parties endommagées. Elle remarqua que les extrémités des doigts avaient été dévorées mais qu'elles supportaient également des perforations.
– C'est extrêmement bizarre ! remarqua-t-elle, sollicitant une question de son compagnon.
Wuenheim s'empressa de répondre à sa demande.
– Qu'y a-t-il ?
– Les doigts des deux mains ont été lacérés avec une lame, dit-elle en approchant une loupe pour mieux observer sa découverte.
– Mais dans quel but aurait-il fait cela ? se demanda le commissaire.
– C'est comme si le tueur avait voulu endommager les empreintes digitales de la victime.
– Caramany a peut-être tailladé les doigts de cette femme pour attirer les rats. Il comptait peut-être sur eux pour faire disparaître le corps ? supposa le policier.


Eve semblait agitée. Ce cadavre recelait encore une autre énigme. Elle seule était capable de lire dans ses chairs, de décrypter le secret lié à sa mort. Penchée sur le corps, elle parcourait en détail les moindres parcelles de peau susceptibles de révéler d'autres indices.
– Quel âge a cette femme, Michel ? interrogea-t-elle, visiblement perturbée.
Wuenheim sortit de sa sacoche le dossier concernant la défunte.
– Mademoiselle Bouzy Mélanie est dans... – il parcourait la fiche d'identité de la victime recueillie au moment où l'on avait enregistré sa plainte – sa vingt-cinquième année.
– A-t-elle eu des enfants ?
Wuenheim se replongea dans la lecture du dossier.
– Apparemment non ! répondit-il rapidement.
Eve s'affairait sur le corps. Le commissaire sentait sa partenaire se crisper. Elle laissa tomber un scalpel dans sa précipitation.
– Merde ! s'exclama-t-elle.
Le policier bondit en une enjambée pour ramasser l'ustensile.
– Que se passe-t-il, bon sang ? finit-il par maugréer.
– Si mes constatations sont exactes, dit-elle à moitié tremblante, le cadavre allongé sur cette table appartient à une personne de sexe féminin ayant déjà dépassé la quarantaine.
Elle regarda le commissaire dans les yeux.
– Cette femme a déjà subi un accouchement et ses trompes sont ligaturées.
Elle reprit son souffle avec difficulté.
– Soit tes informations sont fausses, soit ce cadavre n'est pas celui de la dénommée Bouzy Mélanie, dit-elle froidement.
– Mais comment est-ce possible ? interrogea le policier. Le permis de conduire retrouvé près de son corps mentionnait cette identité.
Eve Saint Hilaire ne l'écoutait pas. Elle avait ouvert le deuxième tiroir de sa table roulante. Elle fouillait frénétiquement à l'intérieur, semblant chercher un document. Très rapidement, elle en retira un dossier contenant quelques feuillets. Wuenheim, perdu dans ses pensées, perplexe, ne prêtait plus le même intérêt aux recherches du médecin légiste. Revenant à la table d'autopsie, elle allait de la lecture des informations contenues dans le document à l'auscultation du cadavre. Elle écarta le reste des mâchoires et sembla s'affairer à dénombrer les dents encore présentes. Des gouttes de sueur dégoulinaient des tempes de la jeune femme. Elle relut ses notes comme pour s'assurer que ses soupçons étaient justifiés. Wuenheim la regarda s'asseoir sur un petit tabouret. Des larmes perlaient par-dessus le masque hygiénique.
– Un enfant, les trompes ligaturées, les cinquième, sixième et huitième dents remplacées par des imitations en céramique, une fracture de la hanche consolidée...
Elle s'effondra en larmes. Wuenheim, dépassé par les événements, restait immobile, inquiet de la révélation à venir.
– Mais qu'y a-t-il ? Bon sang ! Vas-tu m'expliquer ! ? s'emporta-t-il.
– Michel ! put-elle enfin articuler en retirant son masque, Michel ! Cette femme ! Cette femme avec ce grain de beauté, désigna-t-elle en montrant le corps, c'est ma mère !