Chapitre Vingt-Trois
Ils furent rapidement sur place. Ils venaient de dépasser le parc austère qui précédait l'entrée principale de l'Institut médico-légal. Saint Hilaire fut le premier à repérer la voiture. Il l'avait désignée en hurlant. ROUGET 21 était stationnée sur le parking privé du bâtiment situé sous le pont métallique du métro aérien. Dissimulé par deux piliers soutenant la structure en fer, le véhicule était invisible aux yeux des passants. Le moteur tournait encore et les portières avant étaient ouvertes. Wuenheim ordonna à Poncey de rester pour surveiller Saint Hilaire. Malgré ses protestations, le commissaire n'eut pas le droit d'accompagner son collègue. Le Taillan et Wuenheim sortirent leur arme et progressèrent jusqu'au véhicule de police. Saint Hilaire assistait à la scène, résigné, au fond de son siège. Sarras était là ! Evanoui. Gisant la tête contre son volant. Du sang perlait de son front. Wuenheim s'approcha doucement du policier et posa deux doigts sur la veine de son cou.
– Il est vivant ! indiqua-t-il au commissaire stagiaire.
Ce dernier venait d'ouvrir le coffre.
– Rien dans le coffre !
Les deux hommes rangèrent leur revolver à la ceinture. Wuenheim ordonna à Le Taillan de vérifier si Eve Saint Hilaire était en sécurité à l'intérieur du bâtiment. Son second exécuta immédiatement l'ordre. Resté seul avec le gardien de la paix, le commissaire lui releva délicatement la tête pour l'appuyer contre le siège. La plaie à la tête semblait superficielle. Il se permit de le gifler pour le réveiller. Le temps était compté. L'homme ne semblait pas réagir. Pourtant, la jalousie aidant, Wuenheim prenait un malin plaisir à appuyer ses gifles. La troisième fut la bonne !
– Sarras ! Que s'est-il passé ? Où est Eve ?
Le fonctionnaire de police cligna des yeux, aveuglé par la lumière, reprenant peu à peu ses esprits. Il se toucha le crâne et regarda sa main ensanglantée. Il paraissait abruti par le choc. Wuenheim ne supportait plus d'attendre. Oubliant l'état du blessé, il se mit à le secouer vigoureusement.
– Sarras, bon sang ! Mais où est-elle ?
– Je ne sais pas..., répondit-il.
A cet instant, le gardien de la paix parut réaliser à qui il avait affaire.
– Nous parlions ensemble dans la voiture et puis tout d'un coup... vlan ! fit-il au commissaire. Je n'ai pas eu le temps de réagir. J'ai juste vu un homme cagoulé dans mon rétroviseur. Et ensuite le trou noir !


Saint Hilaire ne pouvait entendre leur discussion. L'homme d'action ne supportait pas d'être pris au piège dans cette voiture de police. Sarras blessé et Eve disparue, toute sa conception de l'affaire s'écroulait. Poncey lui confirma ce sentiment.
– Ça sent mauvais pour vous, tout ça ! dit-il, sans marquer aucune déférence.
Le capitaine de police était revanchard. Il n'avait pas supporté de se faire subtiliser son arme de service après la bagarre qui l'avait opposé au commissaire. Saint Hilaire paniqua. Il ne pouvait pas y avoir d'autre solution que la sienne. Sarras était un manipulateur de première classe. S'il s'était rendu compte de la filature exercée par Poncey, il devait obligatoirement se trouver un alibi avant d'éliminer Eve. Cette agression simulée était le parfait moyen pour se dédouaner. Saint Hilaire devait agir. Et vite ! Laisser l'enquête à Wuenheim le mènerait droit en prison. Voyant l'officier de police à portée de tête, il balança son front en avant. Le sang jaillit de l'arcade sourcilière et tacha la banquette arrière. Menotté dans le dos, le commissaire se servit de son épaule pour bloquer le cou du policier. Choqué, la respiration coupée, celui-ci ne mit que quelques secondes avant de perdre conscience. Lui tournant le dos, Saint Hilaire s'affaira à fouiller Poncey malgré ses deux mains liées. Bientôt, il trouva au fond d'une poche le trousseau de clefs libérateur. Comme il l'avait déjà fait précédemment, il s'empara de l'arme du blessé avant de sortir du véhicule. Le chef de l'I.G.S. était occupé à tenir éveillé le gardien de la paix. Saint Hilaire arriva dans son dos.
– Reculez du véhicule, Wuenheim ! ordonna-t-il en brandissant le revolver. Et retournez-vous tout doucement.
– Vous faites une très grave erreur...
Il exécuta pourtant les ordres du commissaire en levant les bras au-dessus de sa tête, après avoir déposé son arme de service au sol.
– Qu'allez-vous faire maintenant ? Vous allez tous nous tuer ? Réfléchissez, regardez dans quel état est votre tueur en série !
Wuenheim baissa un bras pour désigner le gardien de la paix blessé.
– C'est lui, votre démoniaque assassin ? ironisa-t-il.
Saint Hilaire tenait toujours son arme braquée à bout de bras.
– Reculez, Wuenheim ! répéta-t-il.
Les regards des deux commissaires s'affrontèrent. Le plus jeune céda devant l'insistance de son aîné, craignant qu'il ne soit devenu fou. Saint Hilaire n'avait que très peu de temps avant que les renforts de police ne débarquent. Il bondit dans l'habitacle de la voiture et sortit le blessé en l'empoignant par le col de sa chemise. Il le traîna sur quelques mètres avant de le laisser tomber à terre. Le gardien de la paix laissa entendre un râle de souffrance.
– N'aggravez pas votre cas, Saint Hilaire ! insista Wuenheim.
– Je sais que tu simules ! lança le commissaire à l'attention du blessé. Mais moi, je n'ai plus rien à perdre. Tu vas me dire ce que tu as fait à Eve ou je te loge une balle entre les deux yeux !
Les yeux fermés, le blessé ne semblait pas entendre les menaces du commissaire.
– Vous ne voyez donc pas qu'il est inconscient ? intervint Wuenheim.
– Ce n'est pas grave ! lâcha sérieusement Saint Hilaire. Ma vie est finie. Il a tué ma femme et il s'est débarrassé de ma fille. Je n'ai plus rien, vous comprenez ? Alors, je vais les venger avant de disparaître. La première balle est pour toi, Sarras, la seconde sera pour moi !
Saint Hilaire arma le chien de son arme. Un cliquetis retentit. Il n'avait plus qu'à presser sur la gâchette pour faire partir le coup.
– Non, ne faites pas ça !
– C'est trop tard ! Je n'ai pas réussi à l'arrêter... J'ai échoué. La vengeance sera mon dernier plaisir.
Il tendit son bras en direction de Sarras. Le coup partit. La déflagration résonna sous le pont métallique. Des oiseaux perchés dans les arbres du parc s'envolèrent au-dessus de la Seine.
Le gardien de la paix avait bondi de peur. Saint Hilaire ne l'avait pas visé : la simulation du gardien de la paix était maintenant évidente. Le commissaire posa le canon de son arme sur le front de Sarras, maintenant terrifié.
– Vous voyez, Wuenheim ! dit-il fièrement. Votre blessé vient de guérir miraculeusement !
Wuenheim s'était trompé sur toute la ligne.
– Ne le laissez pas faire ! implora Sarras à l'attention du commissaire de l'I.G.S., il va me tuer ! Il est fou.
Wuenheim ne broncha pas.
– Oui, je vais te tuer ! confirma Saint Hilaire, à bout. A toi de choisir la façon dont tu veux quitter ce monde ! Et d'abord, je veux que tu expliques à mon collègue comment tu as procédé dans cette affaire..., dit-il en désignant Wuenheim du regard.
– Je vais tout vous dire ! hurla Sarras. Oui... j'ai tué votre femme ! On avait une liaison. Mais c'était de votre faute. Vous l'avez délaissée. Elle avait besoin d'une oreille compatissante. Elle réclamait de l'attention. Je lui ai fourni tout ce que vous étiez incapable de satisfaire.
Le commissaire appuya son arme contre la joue droite de Sarras.
– Ne me pousse pas à bout, sinon... !
– Arrêtez ! cria Wuenheim. Laissez-le parler.
– Caramany a découvert notre liaison alors que nous déjeunions dans un restaurant. Il a fait pression sur Marthe pour que nous arrêtions de nous voir. Elle était complètement désemparée. Alors, elle a cédé. Je lui ai dit que je la tuerais si elle me quittait. Je l'ai même frappée lors de notre dernier rendez-vous. Et puis, elle a disparu. Plus de nouvelles !
Les deux commissaires écoutaient avec attention les aveux de l'assassin.
– Caramany m'a dit qu'il ne vous dirait rien si je me tenais à carreau. Mais je lui en voulais terriblement... j'étais amoureux d'elle ! Il était responsable de notre séparation. Un jour, le hasard m'a fait croiser Marthe dans le 18e. Elle s'est enfuie. J'ai planqué des heures durant avant de retrouver sa trace. Je l'ai filée jusque dans son studio. Elle avait changé d'apparence. Elle était terrifiée de me voir. Elle m'a dit qu'elle allait tout vous raconter. Elle voulait se faire pardonner, et peut-être tout recommencer ! Mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai saisi un couteau et je l'ai frappée...
Wuenheim remarqua l'index tremblant de Saint Hilaire sur la gâchette du revolver.
– Saint Hilaire, ne faites pas ça, laissez-le parler !
Sentant qu'il n'avait pas d'autre choix, Sarras s'empressa de poursuivre son récit :
– Je savais que Caramany ne mettrait pas longtemps à faire le lien entre l'assassinat de Marthe et moi. Alors j'ai imaginé un plan. J'ai engagé une prostituée que nous avions eue en garde à vue au commissariat quelques mois auparavant. Elle ne m'a pas reconnu, j'avais pris soin de modifier mon apparence. Je l'avais menacée de lancer une procédure judiciaire à son encontre pour escroquerie à l'aide de chèques volés si elle n'obéissait pas. Je lui avais promis trois ans fermes si je m'occupais d'elle ! N'étant pas officier de police judiciaire, j'avais tapé le procès-verbal de garde à vue au nom du lieutenant Caramany. Il a signé le document, me faisant confiance, mais il ne l'avait jamais vue ! C'est pour cette raison qu'il a déclaré ne pas connaître Mélanie Bouzy. J'ai donc demandé à cette prostituée de porter plainte contre Caramany et ensuite de disparaître de la ville. Comme j'avais participé au déménagement du lieutenant, je connaissais son appartement mais également l'emplacement de sa cave. J'ai donc décidé de dissimuler le corps de Marthe à cet endroit. J'ai pu décrire son logement à Mélanie Bouzy pour donner du crédit à sa déposition. Une fois sa plainte enregistrée, je savais que vous iriez perquisitionner le domicile du lieutenant et que vous trouveriez le corps de Marthe. Je l'ai défigurée pour qu'elle ne soit pas reconnaissable et ensuite, j'ai déposé le permis de conduire de Mélanie Bouzy à ses côtés. Ainsi la prostituée devait disparaître dans la nature et être considérée comme morte par l'état civil en lieu et place de Marthe. Sa disparition resterait toujours inexpliquée et je ne risquais pas d'être impliqué par Caramany, dit-il en regardant Wuenheim. Pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté sur l'auteur du crime, j'ai attaché le couteau qui avait servi au meurtre, au volet du bureau de Caramany et j'ai dissimulé une photographie de la victime dans ses dossiers.
Sarras semblait fier de ses manœuvres perfides.
– Je comptais sincèrement en rester là, mais Caramany a réussi à vous échapper... Je pense qu'il a suivi son instinct pour venir en pleine nuit chez moi. Il a dû faire la liste des personnes qui avaient visité son appartement et qui pouvaient avoir accès à son bureau. En comparant ces quelques noms avec les individus qui auraient été susceptibles de lui en vouloir, je conçois qu'il ait tout naturellement pensé que je pouvais être lié d'une manière ou d'une autre à cette affaire. Je n'ai pas nié les faits lorsqu'il m'est tombé dessus alors que je rentrais du restau où j'avais dîné avec Léognan. J'étais trop fier de lui avouer ma vengeance. Nous nous sommes battus et j'ai pris le dessus. Croyant que ça le sauverait, il m'a dit qu'il avait rendez-vous avec vous le lendemain matin, continua dédaigneusement Sarras à l'intention de Saint Hilaire. Cela ne m'a pas arrêté, je l'ai étranglé et il l'a bien mérité ! Je voulais faire passer son meurtre pour un suicide, mais ça n'était plus crédible sachant qu'il vous avait fixé une rencontre pour le jour suivant. J'ai alors imaginé un autre plan.
Ses yeux s'illuminèrent.
– J'allais vous faire porter le chapeau et me dédouaner de ce meurtre.
– Vous êtes donc retourné au commissariat pour chercher le couteau et avez poignardé le cadavre de Caramany avant de reposer l'arme là où vous l'aviez laissée, poursuivit Saint Hilaire.
– C'est exact ! jubila le tueur. Je vous ai ensuite envoyé un texto pour vous convier au rendez-vous dans la planque du Grec. J'ai installé là-bas le corps de Caramany. Je savais que, dans la matinée, vous seriez obligatoirement informé du meurtre de votre femme. Vous avez fait exactement ce que j'avais imaginé ! se vanta-t-il avec toute la fierté du génie malfaisant. Mais encore une fois, le commissaire Wuenheim n'a pas été capable de retenir son prisonnier ! lâcha-t-il en direction du chef de l'Inspection générale des services. Vous dans la nature, je risquais encore d'être démasqué... J'ai donc voulu suivre la procédure au plus près pour surveiller les avancées de l'I.G.S.. Je me suis donc proposé pour aller reconnaître le corps de Caramany à l'I.M.L.. Là-bas je suis tombé sur votre fille... Je ne la connaissais pas... Aussi jolie que sa mère ! Mais lorsque j'ai vu le cadavre du lieutenant, j'ai été surpris de voir une entaille ouverte dans son cou. Juste là où je l'avais étranglé. J'ai eu peur que votre fille ne découvre la cause réelle du décès de Caramany. D'autant plus qu'elle ne semblait pas à l'aise lorsqu'elle nous a vus rentrer dans la pièce...
– C'est moi qui lui avais demandé de faire cet examen ! avoua Saint Hilaire.
– Cela ne m'étonne pas de vous ! rétorqua Sarras. J'ai donc décidé de la rencontrer. Je devais savoir ce qu'elle avait appris. Mais avant cela, je suis allé m'assurer que Mélanie Bouzy n'était plus en train de tapiner dans sa rue. Lorsque j'ai vu qu'elle s'y trouvait toujours, j'étais fou de rage. Je n'avais pas d'autre choix que de me débarrasser d'elle. Je devais effacer les traces derrière moi. Je l'ai donc tuée, pensant que la brigade des mœurs mettrait cela sur le compte de son maquereau.
– Vous ne saviez pas que je l'avais rencontrée, la veille au soir, intervint Wuenheim, et qu'elle m'avait avoué que c'était un policier qui l'avait engagée à déposer une fausse plainte.
Le commissaire fit amende honorable :
– ... C'est d'ailleurs ce qui m'a fait penser que Saint Hilaire pouvait être l'assassin !
– Ça, je ne le savais pas ! renchérit Sarras. Ensuite, j'ai prétexté un oubli de signature sur un document de l'I.M.L. pour déguerpir en fin de matinée du commissariat Saint-Georges. Le major Léognan n'a rien trouvé à redire à cette excuse. Il faut dire qu'il est facile à manipuler à partir du moment où on le laisse boire et manger ! Je me suis rendu à l'Institut médico-légal, mais Eve était déjà partie. Un vigile m'a renseigné sur la direction qu'elle avait prise et je l'ai retrouvée devant les bouquinistes sur les quais de Seine. Elle était belle. J'ai tout de suite deviné que nous pourrions avoir la même complicité que celle que j'avais eue avec sa mère. Son visage était magnifique.
Sarras semblait délirer. Mais Saint Hilaire lui enfonça le canon du revolver dans la bouche :
– Pourquoi parlez-vous à l'imparfait ? Pourquoi parlez-vous d'elle au passé ? hurla-t-il comme un fou.
– Non ! cria Wuenheim.
– Elle a rejoint sa mère ! répondit Sarras avec un rictus. C'est trop tard !
Saint Hilaire ne se maîtrisait plus. Il allait appuyer sur la détente. Profitant de la situation, Wuenheim se jeta sur son collègue. Un coup de pied placé idéalement dans les côtes fit rouler Saint Hilaire au sol. Sarras saisit cette occasion inespérée pour se redresser. Le ventre de Wuenheim était à sa portée. Sortant un couteau à cran d'arrêt, il fit surgir une lame brillante. Son geste fut bref et rapide. Wuenheim fut stoppé net. Il regarda son ventre. Sa chemise rougissait du sang que le coup de couteau avait fait couler. Sarras tenait encore le manche avec ses deux mains. Il adressa un sourire sadique à sa victime. Puis il donna une nouvelle impulsion à l'arme qui s'enfonça plus profondément dans les entrailles du commissaire. Wuenheim tomba à genoux lorsqu'une détonation retentit. Sarras afficha la même stupeur que celle qui venait de s'inscrire sur le visage de Wuenheim. Une balle venait de traverser son corps. Il s'écroula à terre. Saint Hilaire tenait encore son arme en joue. Il n'avait pas eu le temps de sauver Wuenheim.
Le Taillan arriva sur ces entrefaites :
– J'ai tout vu, commissaire ! cria-t-il à Saint Hilaire.
Saint Hilaire profita de cette aide pour porter secours à Wuenheim. Allongé au bord de la pelouse, les deux mains couvrant la plaie béante, il n'arrivait pas à retenir l'hémorragie. Un râle de souffrance sortit de sa gorge. Ses yeux embrumés fixaient le ciel bleu. Saint Hilaire se porta à sa hauteur. L'homme vivait ses derniers instants. Aucune aide ne pouvait le sauver d'une fin inéluctable.
– Je l'aimais ! arriva-t-il à prononcer. Je l'aimais.
Ses yeux se révulsèrent. Une grimace vint déformer sa bouche. Il était mort.
Saint Hilaire ferma délicatement les paupières de Wuenheim. A quelques pas, Sarras se contorsionnait de douleur. Le commissaire abandonna le corps de son collègue et vint s'agenouiller près de l'autre mourant. Sarras crachait du sang par la bouche. Il se savait condamné. Un sourire crispé paralysait ses lèvres.
– Où est Eve ? hurla Saint Hilaire.
– Je te l'ai dit ! répondit Sarras en crachant de la bile.
Il toussa à plusieurs reprises avant d'émettre un nouveau son.
– Elle a... elle a rejoint sa mère !
Ses muscles se contractèrent, soulevant son corps de quelques centimètres. Il émit un dernier râle. Sa respiration s'arrêta.
– Non ! Non ! gémit le commissaire.
Des larmes coulaient sur son visage. Il tapa de ses deux poings fermés sur le corps du gardien de la paix. Cette folle course n'avait servi à rien. Il arrivait trop tard. Sarras avait gagné. Il s'était vengé de tous ceux qui s'étaient mis en travers de sa route. Il avait fait le vide autour de Saint Hilaire. Il avait détruit sa vie, sa famille.
Des sirènes hurlantes arrivaient de toutes parts. Henri Pupillin débarqua pour constater les dégâts de cette folle enquête. Des ambulances investissaient le boulevard dans une cohue de cris et de sirènes.
Soudain, le commissaire redressa la tête. Comme illuminé par un éclair de génie, il se releva et partit en courant. Le Taillan, enclin à croire en l'instinct de Saint Hilaire, lui emboîta le pas. Le commissaire rejoignit le parc à vive allure en longeant le bâtiment. Il poussa la porte d'entrée de l'Institut médico-légal avec vigueur. Il dévala les escaliers menant au sous-sol. Où allait-il ? Le Taillan avait déjà visité le bâtiment de fond en comble. Eve ne s'y trouvait pas. Saint Hilaire en sueur courait à perdre haleine à l'étage inférieur. Il voulait vérifier ! Il voulait en être sûr. Il ouvrit une première porte. Il se trompait ! Ce n'était pas la salle qu'il recherchait. Enfin, il entra dans la bonne pièce. Sa respiration était rapide et sonore. Le mur des chambres froides lui faisait face. Il commença méthodiquement à regarder les étiquettes de chaque compartiment. Il cherchait désespérément le nom de sa veuve. Son cœur battait rapidement. Un nœud lui serra le ventre lorsqu'il lut : Marthe Saint Hilaire. Ses mains tremblaient. Il n'avait pas vu le corps de sa femme depuis son retour d'Italie. Il ne savait pas à quoi s'attendre ! Il aspira une bouffée d'oxygène puis tira la poignée du tiroir. Le bac métallique sortit. Sur le corps de Marthe enveloppé dans un sac gisait, congelée, sa fille Eve. Sans perdre un instant, il la prit dans ses bras. Le Taillan rejoignit le commissaire et l'aida à la déposer sur la table d'autopsie. Il enleva sa veste et la tendit à Saint Hilaire. Ce dernier hurlait le prénom de sa fille en giflant les joues blafardes de la jeune femme.
– Eve ! Eve ! Réponds-moi !
Ses mains frottaient ses membres glacés. Le Taillan pensa qu'il était trop tard ! Le corps était en hypothermie depuis trop longtemps. Pourtant, le frémissement d'une main fit sursauter le commissaire.
– Aidez-moi ! ordonna-t-il à Le Taillan qui déjà se mettait à frotter vigoureusement les mollets d'Eve.
Bientôt, elle ouvrit les yeux. Saint Hilaire ne savait plus s'il devait rire ou pleurer. Elle était vivante ! Sa fille était vivante !
– Papa ? murmura-t-elle, grelottante. J'ai... froid ! parvint-elle à prononcer.
– C'est fini ! Ne t'inquiète pas ! lui répondit son père tout en continuant de la réchauffer.
Parler était au-dessus de ses forces. Mais ses yeux exprimaient tous ses regrets. Pourquoi s'était-elle fâchée avec son père ? Comment s'était-elle laissée berner par Sarras ? Son regard lançait des messages d'amour et des mots d'excuses.
Saint Hilaire avait porté à hauteur de sa bouche les deux mains de sa fille. Il mêlait souffle chaud et baisers pour réchauffer ses doigts. La vie allait reprendre. Ils s'épauleraient tous les deux. Ils tourneraient cette page dramatique pour reconstruire les liens qui les unissaient dans le passé. Maintenant que la vérité éclairait les zones d'ombre, ils pourraient regarder l'avenir ensemble. Les lèvres d'Eve tremblaient de froid mais elles purent esquisser un léger sourire. Une toux rauque secoua son corps et effaça toute expression de son visage. La vie semblait ne tenir qu'à un fil. Ses yeux se fermèrent.