Chapitre Vingt-Deux
Le commandant de police Martin Bouzerond régnait en maître depuis cinq années sur la salle d'information et de commandement de la Préfecture de police. Depuis son siège en cuir installé dans son bureau vitré, il contrôlait les dizaines de pupitres où s'activaient jour et nuit les gardiens de la paix chargés de gérer et de réglementer le trafic radio. La salle, conçue comme un amphithéâtre, était enterrée dans les sous-sols de l'île de la Cité. Dépourvue de fenêtres, elle était uniquement éclairée par des néons et par les lueurs des téléviseurs incrustés dans l'un de ses quatre murs. Ces écrans de surveillance espionnaient les rues et places importantes de la capitale. Une carte gigantesque de Paris indiquait en temps réel tout ralentissement dans la circulation routière. En quelques clics sur un ordinateur, il était possible d'augmenter ou de réduire la durée d'un feu rouge. Ainsi, les fonctionnaires de cette unité pouvaient à tout moment prévenir la formation d'un bouchon en agissant sur les feux tricolores du secteur.
Le commandant Bouzerond dégustait son premier café de l'après-midi. Tournant la cuillère avec délicatesse dans sa tasse, l'homme avait des attitudes très british. Souvent hautain envers le personnel placé sous sa direction, il n'hésitait pas à descendre de son poste d'observation pour intervenir en salle auprès des opérateurs radio. Il commençait son service, et prenait connaissance du programme du jour : une manifestation de 3 000 personnes attendues entre la Bastille et la place de la République, une autre moins importante entre Nation et la place d'Italie, et la fermeture des quais de Seine pour inondation, suite aux intempéries. Cette journée ordinaire lui laisserait sûrement du temps pour surfer sur internet et dégoter des timbres rares sur des sites de ventes aux enchères. Lorsqu'une lumière orange se mit à clignoter sur le poste 25, l'officier de police en renversa son café. C'était plutôt inhabituel que l'alarme d'une voiture de police se déclenche. Des collègues devaient être en danger. Sans attendre, il descendit les escaliers pour rejoindre le pupitre d'où l'alarme rugissait.
– Que se passe-t-il ? demanda-t-il à l'opérateur radio.
– Je ne sais pas, mon commandant ! répondit d'emblée le jeune policier en tenue. C'est l'indicatif radio ROUGET 21 qui a actionné son alarme de secours.
Le jeune homme continuait ses efforts pour entrer en communication avec les auteurs de l'appel de détresse.
– ROUGET 21 ! ROUGET 21 de PC CENTRAL ! Répondez !
La salle entière était devenue silencieuse. Le commandant prit immédiatement en charge les opérations de secours.
– Vous ! dit-il en désignant un autre policier, identifiez-moi le véhicule qui correspond à ROUGET 21, téléphonez au service auquel il appartient ! Je veux savoir qui se trouve à l'intérieur et quelle est leur mission.
– Bien, mon commandant ! répondit l'agent de police.
– Vous ! lança-t-il à nouveau vers un autre opérateur, localisez le secteur d'où provient l'appel au secours. Je veux que tous les véhicules de police à proximité se rendent en urgence sur les lieux. Lieutenant, ordonna-t-il à son chef de salle, prenez la direction des secours, je vais aviser monsieur le préfet !
Le commandant remontait prestement dans son bureau quand son téléphone sonna.
– Oui ! fit-il rapidement.
– Commandant, avant que vous n'informiez monsieur le préfet, je viens juste d'identifier le véhicule, dit le premier opérateur, il appartient au commissariat Saint-Georges. C'est le gardien de la paix Sarras qui devait se rendre à l'Institut médico-légal d'après les informations que vient de nous fournir son supérieur direct, le major Léognan.
***
La colonne de voitures de police roulait à grande vitesse. Cette fois, le convoi était prioritaire et deux motards ouvraient le chemin. Saint Hilaire regardait défiler les rues sans trop se soucier du chemin emprunté. A ses côtés, le capitaine Poncey était chargé de sa surveillance. Devant, Le Taillan tenait le volant et le commissaire Wuenheim était confortablement installé sur le siège passager, un sourire de satisfaction au coin des lèvres. Eve serait bientôt obligée de reconnaître ses torts et reviendrait à ses côtés. Une cohorte de policiers n'avait pas tardé à rejoindre Wuenheim, quelques secondes après son entrée théâtrale dans le restaurant espagnol. Pierre Saint Hilaire avait été menotté et n'avait opposé aucune résistance. Le major Léognan avait bien tenté de savoir où il voulait en venir en lui demandant des précisions sur les déclarations de Sarras, mais son supérieur avait été emmené manu militari hors du bar à tapas sans qu'on lui laisse le temps de s'expliquer.
Maintenant, Saint Hilaire cogitait dans son coin. Marthe n'était jamais venue à un apéritif au commissariat. Elle détestait les mondanités. Elle refusait de faire la plante verte pendant que son mari brillait en société. Saint Hilaire était devenu un as dans les excuses bidons pour justifier l'absence de sa femme dans les cérémonies et autres rendez-vous publics. Lorsque le major Léognan avait fait état de sa présence deux ans auparavant au pot de la nouvelle année du commissariat, Saint Hilaire n'avait pas relevé tout de suite l'absurdité de cette remarque. Cette rencontre n'avait jamais eu lieu ! Sarras avait donc menti au major Léognan. Il n'avait jamais pu voir sa femme au commissariat puisqu'elle n'y avait jamais mis les pieds. Découvrant la fascination qu'avaient pu provoquer sur cet homme sa femme et sa fille, Saint Hilaire tentait de se faire à l'idée que ce policier avait sans doute été l'amant de Marthe. Pour s'en persuader, il essayait de les imaginer dans les bras l'un de l'autre, s'embrassant fougueusement. Non ! Ce n'était pas possible ! Saint Hilaire luttait contre cette idée qui s'imposait maintenant à lui.
Et pourtant, la vie lui avait appris à s'attendre à de telles surprises. Les meurtres qu'il avait élucidés au cours de sa carrière, le démontraient amplement. Les aléas du métier faisaient que l'assassin n'était jamais celui qu'il attendait, comme l'amant n'est jamais celui qu'on soupçonne. Tout concordait. Sarras avait accès au commissariat de la rue Ballu. Il avait pu y déposer sans problème le couteau qui avait servi à tuer Marthe. Il avait pu retourner le chercher dans la nuit pour se débarrasser du lieutenant Caramany. Sa fonction lui permettait de connaître l'évolution de l'enquête et de réagir en conséquence. Lorsque le lieutenant Caramany avait joint Saint Hilaire par téléphone après avoir échappé aux griffes de Wuenheim, il avait laissé sous-entendre qu'il devait rendre une visite à quelqu'un. Si l'officier de police était celui qui avait découvert la liaison entre sa femme et Sarras, il avait dû tout naturellement demander des comptes à la seule personne ayant un motif sérieux de le voir croupir derrière les barreaux. Sarras avait dû prendre le dessus lors de cette rencontre, et avait élaboré un nouveau plan pour faire passer ce meurtre sur le compte du commissaire Saint Hilaire !
Tout devenait clair dans le cerveau du policier. Sa conviction était faite. Mais comment confondre son ennemi, quand on est menotté au fond d'une voiture de police ? Par ailleurs, le commissaire Wuenheim semblait également vouloir lui faire porter la responsabilité du meurtre de Mélanie Bouzy. Sarras était manifestement en train d'effacer les traces qui le reliaient à ses crimes. La prostituée était le dernier lien qui aurait pu l'incriminer. Maintenant, seuls ses aveux pourraient le confondre. Mais, au moment où on le conduisait dans les geôles de l'Inspection générale des services, ce qui le préoccupait le plus c'était l'attrait de Sarras pour sa fille. Si l'homme, après avoir été séduit par la beauté de Marthe, était tombé sous le charme d'Eve, cette dernière était forcément en danger à son tour.
Un tueur était né ! Commettre autant d'assassinats en quelques jours était le signe d'une grave déviance psychologique. De plus, Eve en savait trop pour que Sarras prenne le risque de la laisser vivante. Impuissant dans cette voiture, Saint Hilaire se devait de convaincre Wuenheim de son innocence. Il devait lui exposer les risques encourus par sa fiancée si le gardien de la paix Sarras restait libre de ses mouvements.
– Savez-vous où se trouve Eve à l'heure actuelle ? s'inquiéta Saint Hilaire.
Wuenheim se retourna et fit un signe de la tête au capitaine Poncey.
– Elle est..., fit celui-ci, hésitant.
– Eh bien, répondez ! lui commanda Wuenheim.
– Elle est, je crois, à l'Institut médico-légal...
– Vous croyez ou vous en êtes sûr ? interrogea Saint Hilaire sans se départir de sa voix de supérieur.
– C'est-à-dire que je l'ai perd...
Saint Hilaire comprit ce qui s'était passé. Il eut un sourire.
– Ah, je vois ! lança-t-il à l'attention de son confrère. Vous avez fait suivre ma fille ! Chapeau ! ajouta-t-il, pour souligner le manque de confiance qui régnait au sein du couple.
– Ça suffit, Saint Hilaire ! ordonna Wuenheim. Je n'ai fait que la protéger de vos pulsions meurtrières.
Le prisonnier s'insurgea devant le peu de jugement de son collègue.
– Ecoutez, Wuenheim ! Eve court un grand danger. Je crois enfin savoir qui est l'auteur de ce plan diabolique.
Saint Hilaire parlait très vite. Le temps était compté.
– C'est Sarras, le coupable ! C'est un de mes propres hommes ! Il a probablement couché avec ma femme et l'a tuée ; ensuite, il s'est débarrassé du lieutenant Caramany qui était au courant de sa liaison...
– Comment voulez-vous me faire gober pareille sornette ! lâcha Wuenheim. J'étais là lorsque vous avez tué le malheureux Caramany ! Vous vous êtes enfui et Poncey s'en souvient encore ! ajouta-t-il en regardant le pansement sur le nez de son subalterne.
– Non, c'est faux ! contredit Saint Hilaire. J'ai pris la fuite car je suis tombé dans un piège que Sarras m'avait tendu ! Il savait que je serais fou de rage en apprenant que le corps de ma femme avait été retrouvé dans la cave de Caramany. Il a monté cette mise en scène, rue de Budapest. Eve le sait ! Elle a découvert que le lieutenant n'est pas mort suite à ses blessures faites au couteau. Elle a examiné en secret son cadavre.
Saint Hilaire déballait tout ce qu'il savait de l'affaire, il posait cartes sur table.
– Caramany a été étranglé ! Vérifiez, Wuenheim ! Demandez à un médecin légiste d'examiner une nouvelle fois son corps, c'est la vérité ! Son larynx est complètement broyé ! dit-il en perdant haleine.
Wuenheim comprenait enfin ce que lui dissimulait sa compagne. Saint Hilaire perdait espoir. L'horloge tournait...
– Ecoutez ! Foutez-moi en prison si cela peut vous faire plaisir, mais s'il vous plaît, protégez Eve ! Elle est en danger tant que Sarras sera en liberté !
Le capitaine Poncey paraissait gêné. La version de Saint Hilaire avait des accents de sincérité. Ses propos corroboraient la scène dont il avait été le témoin sur les quais de Seine quelques heures auparavant. Il pensait qu'Eve Saint Hilaire était retournée à l'Institut médico-légal, mais il n'en avait aucune certitude. Elle s'était peut-être laissée convaincre de passer l'après-midi avec le gardien de la paix. Si ce dernier était réellement l'assassin, il détenait alors un renseignement capital. Dévoiler cette information à Wuenheim était crucial. Mais la colère à laquelle il s'exposerait le retenait dans son désir de bien faire. Pourtant, comme une vie était peut-être en jeu, il ne pouvait cacher plus longtemps ce qu'il savait.
– Commissaire ? fit-il d'une voix tremblante.
Wuenheim le regarda pour l'inviter à poursuivre.
– Je crois qu'il faut que je vous dise quelque chose...
– Eh bien, parlez, Poncey !
– Voilà...
L'officier cherchait ses mots :
– Lorsque j'ai fait la filature d'Eve Saint Hilaire ce matin, je ne vous ai pas tout dit.
Wuenheim se retourna sur son siège. A chaque fois qu'il approchait du but, un nouveau rebondissement remettait tout en question. Surpris par les propos du policier, Saint Hilaire ne soufflait mot et dressait les oreilles.
– ... Elle est tombée, visiblement par hasard, sur Sarras.
Les cœurs des deux commissaires se crispèrent en même temps.
– Au début, j'ai cru que c'était un rendez-vous secret pour aider le commissaire Saint Hilaire, dit-il en le regardant, mais très rapidement j'ai compris qu'il n'en était rien.
Wuenheim cligna nerveusement des paupières.
– Expliquez-vous, Poncey !
– Eh bien, ils sont rentrés tous les deux chez un fleuriste, et lorsqu'ils en sont ressortis, il lui avait acheté une rose rouge !
Le commissaire fut emporté par une vague de jalousie tandis que Saint Hilaire fut terrassé par la peur.
– Vous comprenez, tenta de justifier Poncey, cette situation me mettait dans l'embarras. J'étais dans une position délicate !
Saint Hilaire s'agrippa à l'appuie-tête de Wuenheim.
– Vous saisissez ? dit-il, affolé. Il l'a séduite pour l'attirer dans un piège. C'est elle qui a découvert les marques d'étranglement sur le cadavre de Caramany. Elle est la dernière personne à pouvoir faire le lien entre ses crimes !
Wuenheim restait silencieux, perturbé par tout ce qu'il venait d'entendre.
– Si vous ne faites rien, il va la tuer ! Comme il l'a fait avec Mélanie Bouzy !
La radio se mit à mugir : « A tous les véhicules de PC radio, urgence prioritaire, je répète urgence prioritaire. » Par réflexe, tous les policiers se turent dans l'habitacle de la voiture.
– « ROUGET 21 a émis un appel de détresse, je répète, de PC radio, ROUGET 21 a émis un appel de détresse dans le secteur compris entre les gares de Lyon et Austerlitz. Précision complémentaire, le fonctionnaire à bord se rendait à L'I.M.L. »
– C'est la voiture de mon commissariat ! hurla Saint Hilaire. Wuenheim ! Il est arrivé quelque chose !
Le commissaire de l'Inspection générale des services était comme pétrifié. Une nouvelle fois tout était chamboulé.
– Tournez à droite, Le Taillan ! cria-t-il à son chauffeur. Foncez vers l'Institut médico-légal.
***
L'alcool envahissait ses narines et brûlait ses lèvres. Il faisait noir. Avait-elle dormi ? Elle grelottait. Il faisait froid. Où était-elle ? Depuis combien de temps se trouvait-elle là ? Elle était fatiguée. Où était-elle ? Pourquoi les murs étaient-ils si proches ? Où était le haut ? Où était le bas ? La peur participait autant que le froid aux tremblements de ses membres. Etait-elle dans un placard ? Et sur quoi l'avait-on allongée ? Pas un bruit ! Elle voulait crier, mais sa bouche ne répondait pas. Elle flottait dans une sorte de brume. Ce devait être un rêve. Elle voulait dormir. Dormir pour oublier ce froid. Qu'avait-elle fait pour se retrouver là ? Elle n'avait plus de mémoire. Dormir pour ne plus avoir froid. Dormir.