Chapitre Dix-Sept
Suivant à la lettre les consignes de son père, Eve Saint Hilaire s'était rendue à l'Institut médico-légal dès le lendemain matin. Elle s'était appliquée à remettre de l'ordre dans ses dossiers, ne sachant comment distraire son esprit. Son père en cavale, elle décida de prendre en charge les démarches à accomplir pour les obsèques de sa mère. Connaissant nombre de professionnels dans ce milieu-là, elle régla assez rapidement les préparatifs de l'enterrement. Elle choisit un cercueil en noyer avec quatre poignées en argent. Respectant les volontés de sa mère, elle réserva le funérarium pour le lendemain et choisit une urne, imitation bronze, pour recueillir ses cendres. Elle fit prévenir le cimetière du Père Lachaise pour que soit ouvert le caveau familial où reposaient déjà ses grands-parents maternels. Enfin, elle se décida pour un morceau de marbre noir portant l'inscription en lettres finement dorées, Souvenirs de Marthe, femme et mère regrettée, pour décorer la tombe.
Après cette matinée macabre, elle décida d'aérer son esprit durant la pause déjeuner. Elle sortit à pied et marcha le long des quais jusqu'à une boutique de fleurs située à mi-chemin entre l'île de la Cité et l'Institut médico-légal. Le ciel était enfin dégagé et la vie semblait reprendre son train-train quotidien. Eve flânait. Au gré de sa balade, elle contemplait les bateaux-mouches qui voguaient sur la Seine. Les touristes, profitant de cette parenthèse ensoleillée, grouillaient sur les ponts supérieurs des navires. Sur combien de photos souvenirs se trouverait-elle à tout jamais gravée ? se demanda la jeune femme, en faisant face aux flashs des péniches. Le vent avait chassé les nuages, mais l'air était encore frais et elle préféra marcher dans les rayons du soleil. Sa mère était décédée. Son père était en fuite. Et pourtant le monde continuait à tourner, comme si de rien n'était. Elle aurait aimé pouvoir s'appuyer sur Michel Wuenheim. Mais ce dernier, entêté dans son enquête, obsédé à l'idée d'être ridiculisé par son propre beau-père, redoublait d'énergie pour interpeller Saint Hilaire. Si elle le croyait sincère lorsqu'il prétextait vouloir l'arrêter lui-même pour éviter tout accident malheureux, elle regrettait cependant qu'il n'ait pas pris plus de temps pour la consoler. Elle avait besoin de quelqu'un auprès de qui épancher sa peine. Ni son père, ni son compagnon, ni personne d'autre n'étaient là pour compatir. Le fleuriste n'était plus qu'à une centaine de mètres. Elle s'attarda devant les étalages des bouquinistes. La lecture avait toujours été un refuge. Mais cette fois-ci, aucun titre ne trouva faveur à ses yeux. Regrettant cette indifférence, elle feuilleta un vieux livre dont la couverture verte était méticuleusement ciselée d'or. Elle imagina l'ouvrage dans la bibliothèque en chêne massif de son père, mais le prix prohibitif pratiqué par le marchand la dissuada de l'acheter.
Une main ferme vint se poser sur son épaule. Elle se retourna et ne put tout de suite identifier le visage qui se dessinait à contre-jour, éblouie qu'elle était par le soleil. Yvon Sarras lui souriait. Le gardien de la paix s'excusa de l'effet de surprise. Elle ne reconnut pas immédiatement le fonctionnaire de police. Celui-ci, étonné, lui rappela brièvement les circonstances de leur rencontre récente. Eve se souvint enfin de ce policier au crâne rasé. Terrifiée à l'idée d'être démasquée dans la chambre froide de la morgue, elle n'avait pas prêté attention aux visages des deux hommes qui l'avaient surprise. Sarras avait un physique atypique, pensa Eve. Plutôt musclé que gros, il n'en déplaçait pas moins une masse imposante qui devait être déterminante lorsqu'il était nécessaire de remettre de l'ordre. Son crâne rasé lui donnait un style et ses yeux perçants le rendaient beau. Un charme naturel se dégageait de cet être qui paraissait doté d'une assurance innée. Elle vit cette rencontre comme un don du ciel dans la solitude qui lui tenait lieu de compagne.
Sarras savait se rendre intéressant auprès des femmes. Il aimait leur compagnie. Elles étaient sa drogue. La rencontre n'était bien sûr pas fortuite. Le policier avait traîné ses guêtres jusqu'à l'Institut médico-légal dans le secret dessein d'inviter Eve à déjeuner. Il connaissait la situation de la jeune femme, il la savait liée au commissaire Wuenheim. Mais il était un briseur de glace. Un alpiniste voué aux plus hauts sommets. Rien n'était impossible à cette force de la nature.
Ne la trouvant pas à son bureau, il s'était empressé de suivre sa trace grâce aux indications du vigile de service. Il l'aborda par un « comment ça va ? », laissant sous-entendre : « après cette nuit-là ! ». Elle fit bonne figure mais ne put cacher sa tristesse. Appuyé contre le rebord du quai, Sarras plongea ses yeux bleus dans le regard troublant du médecin.
– Vous lui ressemblez, glissa-t-il.
Surprise, Eve s'enquit de la manière dont il avait été présenté à sa mère. Relatant une nouvelle fois sa rencontre avec la défunte, comme il l'avait déjà fait auparavant avec le major Léognan, il sentit qu'il lui apportait un peu de baume au cœur. Elle, troublée par cet homme charmant, gobait ses paroles sans broncher. Elle reconnaissait le charme de sa mère dans la description qu'il en faisait. Il s'amusa à trouver les points de ressemblance entre leurs deux visages. Les yeux en amande, le nez retroussé étaient visiblement l'héritage génétique de la famille. Gênée par la tournure de la conversation, Eve indiqua qu'on la comparait volontiers à son père étant jeune. Elle avait été un garçon manqué durant toute son adolescence, dont le caractère sportif et combattant lui avait valu de nombreuses écorchures aux coudes et aux genoux. Le policier riait de bon cœur à l'évocation de ses souvenirs d'enfance. Il précisa tout de même qu'elle avait le même regard sombre que son père lorsqu'elle était en colère, et la même faculté de mettre son menton en avant. Eve ne s'était jamais aperçue de cette moue disgracieuse, mais elle voyait bien ce qu'il voulait dire, se remémorant certaines colères de son père. Les cloches de Notre-Dame sonnèrent au loin. 13H00 ! Si elle ne voulait pas arriver en retard à son travail, elle devait se presser de passer sa commande au fleuriste avant de revenir sur ses pas. En galant homme, Sarras lui proposa son aide dans le choix difficile de la couronne mortuaire. Elle accepta sans hésiter, trouvant enfin un rocher où s'agripper dans la tempête qui secouait sa famille. Il lui proposa son bras qu'elle prit avec le sourire.
Au bout de ses jumelles, il vit le couple ainsi formé pénétrer dans la boutique de fleurs. Le capitaine Poncey était derrière les basques d'Eve Saint Hilaire depuis le lever du soleil. Il avait été réveillé en pleine nuit par le commissaire stagiaire Le Taillan qui lui avait énoncé sa mission sur ordre du grand patron. Mal assis sur une petite banquette aménagée dans l'arrière de la camionnette dédiée aux filatures, il poireautait derrière les vitres sans tain, à l'affût des moindres faits et gestes du médecin légiste. A deux reprises, il avait été joint par le commissaire Wuenheim, impatient de savoir ce que manigançait sa fiancée. Mais la jeune femme était restée sagement à l'Institut médico-légal durant toute la matinée avant de partir en promenade pendant la pause déjeuner. Poncey ne comprenait pas très bien pourquoi on l'immobilisait ainsi sur cette fausse piste alors qu'il aurait été plus utile ailleurs. Son intérêt pour cette filature s'intensifia lorsqu'il reconnut le gardien de la paix, Sarras, faisant le joli cœur auprès de la demoiselle. Le capitaine opta pour deux solutions. Soit elle prenait contact avec un homme de son père pour lui transmettre ses instructions, soit elle avait une liaison secrète avec ce fonctionnaire de police et cela risquait d'être croustillant. Il se voyait déjà obligé d'expliquer la situation à son patron. La colère qu'il provoquerait serait sans égale. Bien décidé à élucider le mystère de cette rencontre impromptue, il resta collé à ses jumelles, ne perdant aucune miette du spectacle. L'aération dans l'habitacle du véhicule étant plus que vétuste, il devait régulièrement enlever la buée qui se formait sur les glaces arrière, à l'aide d'un vieux torchon. Son estomac commençait à crier famine. Il avait acheté en prévision deux croissants, mais il les avait mangés depuis longtemps. Par terre, une bouteille en plastique lui servait de latrines portatives. La réalité des filatures était loin de ressembler à celles des films et des feuilletons télévisés, pensa-t-il.
– Que diriez-vous de ces roses rouges ? demanda Eve.
Sarras fit une moue compréhensible. Il s'approcha de l'oreille de la jeune femme pour expliquer qu'il fallait respecter le langage des fleurs. La couleur rouge était violente, trop agressive. Elle signifiait l'ardeur des sentiments, la fougue de l'amour, ce qui dans le cas présent, ne convenait pas à la situation. La légiste fut impressionnée par l'intérêt que cet homme d'apparence rustre portait aux plantes. Il lui conseilla de mélanger du violet et du blanc. La première couleur exprimait la délicatesse et la profondeur des sentiments. Elle rappelait à la personne aimée que l'on pensait à elle. Le blanc symbolisait la pureté, le raffinement et l'élégance. En somme, tout ce qui caractérisait sa mère. Après une telle leçon, la jeune femme se laissa guider, poursuivant son initiation florale. Sarras, en véritable poète, s'attarda sur des œillets blancs.
– Cette fleur symbolise la pensée fidèle ! dit-il en la plaçant sous son nez retroussé.
Eve s'imprégna des senteurs de la plante. Ses poumons s'emplirent d'un air de printemps. Mais déjà son professeur bondissait vers un autre bouquet.
– Regardez ! Des immortelles ! indiqua-t-il en tenant une plante au feuillage vert argenté et aux fleurs étoilées de couleur mauve.
– Xeranthemum cylindraceum « lilac stars », de leur nom latin. Elles appartiennent à la famille des astéracées et symbolisent le souvenir.
Son savoir était sans fin et il semblait passionné. Il reprit les œillets blancs et les mélangea savamment avec les fleurs violettes.
– Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il, fier du résultat.
– C'est ravissant ! répondit-elle, comblée par ses conseils.
Son choix était fait lorsqu'un vendeur inexpérimenté vint proposer ses services. Elle commanda une gerbe, laissant le soin à son compagnon de donner ses instructions pour le mélange harmonieux des deux variétés de fleurs et de couleurs. Malgré la tristesse du moment, elle sortit de la boutique le sourire aux lèvres, satisfaite d'avoir accompli sa mission. Après avoir déposé un billet de cinq euros dans la main du fleuriste et arraché une rose rouge d'un vase d'exposition, le galant gardien de la paix emboîta le pas de la jeune femme. Lorsque le couple fit irruption dans la rue, le capitaine fut aux premières loges pour voir le policier offrir la fleur des amants à sa charmante compagne. Il se tapa le front avec la main. Il aurait sans nul doute préféré que ce rendez-vous secret soit destiné à organiser la fuite de Saint Hilaire. Malheureusement, cela ne semblait être qu'une rencontre d'amoureux. Le mode vibration de son téléphone s'activa et il vit que Wuenheim cherchait à le joindre. Comment lui annoncer la nouvelle ? Devait-il lui dire la vérité ? Trop peureux pour affronter les foudres de son chef, le capitaine Poncey préféra éteindre l'appareil. Plus tard, le prétexte de sa batterie déchargée justifierait son silence.
– Le rouge n'est-il pas symbole de violence ? interrogea Eve Saint Hilaire en acceptant la fleur.
– La violence dans l'ardeur des sentiments, répondit Sarras.
– Et la fougue de l'amour ! lâcha-t-elle un peu rapidement.
Elle se mordit les lèvres. L'heure n'était pas au batifolage. Malgré le moment agréable qu'elle venait de vivre, elle devait redescendre sur terre.
– Je suis en retard ! dit-elle, en regardant une nouvelle fois sa montre.
Sarras lui proposa de la raccompagner en voiture. Son véhicule, stationné à proximité, leur permettrait de prolonger la magie de cet instant, tout en regagnant au plus vite l'Institut médico-légal. Cachée derrière la rose rouge, elle accepta la proposition.
Le capitaine Poncey avait délaissé ses jumelles pour bondir sur le siège du chauffeur. Agrippant le volant des deux mains, il s'inséra dans la file de circulation. D'abord dissimulé derrière un bus, puis roulant sur une autre file que celle empruntée par le gardien de la paix, l'officier de police restait collé au véhicule de tête. Ce dernier tourna précipitamment sur sa droite en direction du Jardin des Plantes.
– Mais où allez-vous ? demanda Eve en se retournant pour regarder la bonne direction.
– Retournez-vous ! ordonna Sarras. Je crois que nous sommes suivis ! fit-il mystérieusement.
La jeune femme sembla troublée. Son père avait raison.
– Etes-vous armé ? questionna-t-elle pour se rassurer.
Le gardien de la paix écarta légèrement sa veste pour laisser apparaître un 38 spécial enfoncé dans un holster, bloqué contre sa hanche.
– Nous n'en aurons pas besoin ! lâcha-t-il en freinant brusquement à la suite d'un carrefour.
Il enclencha la marche arrière et vint se garer devant un camion-benne. La voiture qui les suivait les dépassa sans les voir. Le gardien de la paix sortit aussitôt un calepin pour inscrire le numéro de la plaque numérologique du véhicule. Poncey roula deux ou trois minutes encore avant de comprendre qu'il avait été repéré. Il fit demi-tour pour tenter de retrouver la voiture du couple dans le flot de la circulation, mais celle-ci s'était déjà volatilisée.
Sarras, étonné d'avoir été filé, se renseigna aussitôt auprès d'une vieille connaissance qui travaillait à l'immatriculation des cartes grises à la Préfecture de police. La réponse ne tarda pas à tomber. Eve Saint Hilaire, encore plus impatiente que son pilote, trépignait sur son siège. Ses yeux verts scrutaient le moindre mouvement des lèvres du policier. Enfin, il se décida à parler :
– Ce véhicule appartient à l'Inspection générale des services !