Chapitre Onze
Eve ne mit pas plus de trois quarts d'heure pour rejoindre le cabinet de voyance. Repérant une plaque dorée portant le nom de Troplong et sa qualité de mage à l'entrée de l'immeuble, elle fut en partie rassurée. Ce n'était pas un piège ; peut-être un charlatan qui voulait profiter d'elle. Elle réajusta le tailleur gris qu'elle avait mis en hâte lorsqu'elle était partie chez son avocat. Acceptant de respecter les consignes du mage, elle avait abandonné le commissaire divisionnaire Pupillin, prétextant un rendez-vous oublié chez le médecin. Celui-ci n'avait pas protesté, pensant qu'une telle visite ne pourrait être que bénéfique à la pauvre enfant.
Lorsque la porte s'ouvrit, elle ne fut pas surprise de se trouver face à une caricature du personnage qu'elle s'attendait à voir. Troplong avait revêtu pour la circonstance une grande toge bordeaux, la tête enrubannée d'un foulard de soie bleu nuit. Le large décolleté de sa tunique laissait entrevoir une griffe de lion qui pendait sur sa poitrine. Eve se laissa diriger dans le couloir tout en serrant sa bombe lacrymogène dans la poche. Son instinct l'avertissait du danger. Troplong ouvrit la porte de la pièce où il consultait. Dans l'entrebâillement, la jeune femme aperçut la boule de cristal posée sur le guéridon. Le mage l'invita à entrer la première. Elle n'avait pas franchi la porte que celle-ci se referma, la faisant sursauter au moment même où elle découvrait le visage de son père qui se tenait debout, appuyé contre une commode.
– Papa ! lâcha-t-elle avec surprise.
– Chérie...
A peine avait-il fait le premier pas que sa fille bondissait dans ses bras, fondant en larmes. La tête blottie contre l'épaule de Saint Hilaire, elle déversa un flot d'excuses. Elle regrettait son silence, son mutisme. Il lui fallait un coupable et elle l'avait choisi. Elle implora son pardon. Elle ne voulait plus le perdre. Elle n'avait jamais imaginé que sa mère puisse être enlevée. Pour quelles raisons ? Dans quel but ? Pour elle, cette thèse était absurde. Elle avait cru que la seule explication possible tenait à l'absence quasi permanente de son père. Sa mère en avait eu assez, et avait fini par tout plaquer. Elle s'était trompée. Elle ne savait pas comment se faire pardonner.
Il lui tapotait dans le dos comme il le faisait lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant. Il la réconfortait, entrecoupant ses excuses par des « ce n'est rien », « c'est normal », « je ne t'en veux pas ». Mais Eve continuait son chemin de repentirs. Elle expiait ainsi son comportement injustifiable. Enlaçant son père de ses bras, elle s'accrochait à lui comme si le destin pouvait le lui ravir d'une minute à l'autre. Puis, reprenant quelque peu ses esprits, elle l'informa de ses démarches auprès de son avocat pour assurer sa défense. Il fallait qu'il se rende. Michel Wuenheim était chargé de son interpellation. Elle ne pouvait mentir ni à l'un, ni à l'autre. Son avocat l'avait assuré d'un acquittement devant la cour d'assises s'il plaidait la démence passagère due à la colère. Il devait maintenant se livrer à la police. Elle ne voulait pas qu'il lui arrive malheur dans sa fuite. Elle voulait tout simplement reprendre le cours de sa vie avec un fiancé aimant et un père présent.
Saint Hilaire s'opposa obstinément à toutes ses demandes. Il dut se détacher d'Eve pour la fixer dans les yeux.
– Je n'ai pas tué le lieutenant Caramany ! dit-il sèchement.
Sa fille marqua un temps de surprise.
– Lorsque je suis arrivé sur les lieux du rendez-vous, il était déjà mort. On l'avait poignardé.
Eve resta sans voix.
– Comprends-tu ? demanda-t-il. Je suis tombé dans un piège. Je ne sais pas ce que l'on manigance, mais l'on cherche visiblement à nuire à ma personne..., ainsi qu'à toute ma famille !
Sa fille semblait décontenancée. Ces révélations innocentaient son père, mais laissaient apparaître que le véritable meurtrier de sa mère courait toujours dans la nature.
– Mais qui donc pouvait être au courant de votre rendez-vous ? s'inquiéta-t-elle.
– Je n'en ai aucune idée pour le moment, répondit Saint Hilaire. C'est pour cela que j'ai besoin de tes services.
Ils s'assirent tous les deux autour du guéridon. Sans le faire exprès, le pied d'Eve appuya sur l'une des trois pédales et la boule de cristal s'éclaira. Elle sursauta, puis comprit le mécanisme de la supercherie. Elle ne put s'empêcher d'en sourire. Saint Hilaire la regardait. Elle avait les mêmes yeux en amande que Marthe. Le sourire qui laissait apparaître une dentition parfaite, était la copie conforme de celui de sa mère. Comment avait-il pu les délaisser à ce point ? Pourquoi avait-il mis autant d'assiduité dans son travail ? Il regrettait maintenant d'avoir été trop consciencieux dans son métier.
– Que veux-tu que je fasse ? demanda la jeune femme.
– J'aimerais que tu retournes à l'Institut médico-légal. J'ai besoin que tu détermines exactement les causes de la mort de Caramany.
– Mais... je n'ai pas le droit de pratiquer cette autopsie. Tu es l'assassin présumé du lieutenant. Le procureur ne me laissera pas l'examiner car je serais alors juge et partie. Tu es mon père et je pourrais être soupçonnée de faire un rapport tronqué en ta faveur.
– Je ne te demande pas un examen légal ! précisa-t-il.
– Tu veux que je me rende hors-la-loi ?
– Ma chérie ! J'ai absolument besoin de savoir si Caramany est bien mort de ses blessures. Je pense que la scène a été montée de toutes pièces dans le squat. On l'a peut-être drogué ou saoulé pour le conduire sur les lieux de sa mort. Je dois donc absolument connaître les conclusions du médecin légiste.
– Il faut en parler à Michel, il nous aidera, affirma-t-elle dans un élan de sincérité.
– C'est hors de question ! s'insurgea le commissaire. C'est trop risqué ! Tous les indices me désignent comme l'auteur du meurtre de Caramany. Même si je suis ton père, Wuenheim appliquera le règlement et me placera en garde à vue le temps de l'enquête. J'ai besoin de rester libre car je suis le seul à pouvoir comprendre et résoudre cette affaire. Le couteau avec lequel je suis parti et qui a été accroché à la fenêtre du bureau du lieutenant n'a pas pu être utilisé pour le meurtre de Caramany...
Il sortit l'arme d'une enveloppe. Eve eut un mouvement de recul.
– Ton examen devrait normalement révéler que je n'ai pas pu tuer mon adjoint avec cette arme.
– Tu pourras donc reprendre ton enquête au sein de la police, dit-elle fièrement.
– Je l'espère, ma chérie ! répondit-il pour la rassurer. Mais je dois également te demander d'examiner une nouvelle fois ta mère...
Le regard d'Eve s'assombrit.
– Il faut absolument effectuer une comparaison entre la lame de ce couteau et les perforations faites dans le corps de ta mère. Je dois savoir si cet ustensile est bien celui dont s'est servi le tueur pour assassiner Marthe.
– Tu me demandes de planter un couteau dans le corps de maman pour savoir si c'est bien l'arme du crime ? énonça la jeune femme terrifiée.
Saint Hilaire fronça des sourcils.
– Je lui ai déjà découpé la tête à la scie électrique, coupé les côtes à l'aide d'une pince, et toi, tu me demandes maintenant de la poignarder !
Des larmes coulèrent sur ses joues.
– Je sais ce que tu as enduré depuis hier soir..., mais c'est le seul moyen de progresser dans cette enquête. Tu es la seule à avoir les compétences et l'accès libre à l'Institut médico-légal. Fais-le pour elle ! Pour qu'elle repose en paix !
On frappa trois coups. La porte s'ouvrit sans attendre une autorisation. Troplong portait un plateau sur lequel une théière et deux tasses étaient posées.
– Je vous ai fait un peu de thé ! dit-il de sa voix mielleuse. Cela vous donnera du courage avant l'opération !
– Mais quelle opération ? s'enquit la jeune femme.
***
Wuenheim ne décolérait pas. Cela faisait deux fois qu'il laissait échapper ses suspects. Caramany lui avait faussé compagnie dans les caves de son immeuble, et maintenant c'était au tour de Saint Hilaire de disparaître de la circulation. Comment avait-il réussi à passer à travers les mailles du filet ? La police cernait le quartier. Des policiers munis de jumelles guettaient sur les toits le moindre mouvement. Et pourtant le fuyard s'était évanoui dans la nature. Malgré sa blessure, il avait su déjouer tous les pièges tendus par ses services. Mais il ne pouvait aller bien loin avec une balle dans le corps. Il devait se terrer dans une cache pour panser ses plaies. A lui, le chasseur, de retrouver sa proie avant que celle-ci n'ait recouvré toutes ses forces. Wuenheim ne pouvait compter que sur lui-même pour mettre un terme à cette poursuite. L'indisponibilité de ses proches collaborateurs le laissait seul aux commandes. Poncey était parti se faire examiner le nez aux urgences de l'hôpital, et le commissaire stagiaire Le Taillan accompagnait le corps de Caramany à l'Institut médico-légal pour assister à son autopsie.
L'enquête était donc close. Mais la mort du lieutenant refermait ce dossier sans laisser d'explications à son geste. Michel Wuenheim n'était pas du genre à classer une affaire sans connaître les véritables motivations du meurtrier. Il ne lui restait qu'une seule piste à exploiter. Retrouver Mélanie Bouzy, celle qui avait déclenché toute cette procédure en portant plainte contre le lieutenant Caramany. Avait-elle été tuée par le policier ou avait-elle préféré fuir sachant l'homme dangereux ? La découverte de la mère d'Eve était-elle une simple coïncidence ou était-elle liée d'une manière ou d'une autre à la disparition de la prostituée ? Toutes ces incertitudes tourmentaient l'esprit du commissaire alors qu'il retournait dans son service. Muni de la photographie de la plaignante, il décida sans plus attendre d'effectuer un détour par les rues entourant la place Pigalle. Ce quartier de prédilection était l'endroit où Mélanie Bouzy proposait ses charmes.
Malgré l'heure tardive, la voiture du commissaire fut rapidement prise dans un bouchon à hauteur du boulevard de Rochechouart. Il profita de ce ralentissement pour s'enquérir de l'état de santé de sa bien-aimée.
– Allô ! dit la jeune femme en décrochant son téléphone portable.
– Eve ! Je suis content de t'avoir. Comment vas-tu ? demanda Wuenheim, soucieux.
Elle était dans l'incapacité de répondre correctement à son fiancé. Assise sur un tabouret, surplombant son père allongé sur le canapé violet recouvert d'un vieux drap usé, elle mettait en pratique ses connaissances en chirurgie pour extraire la balle qui avait pénétré dans le bras droit de Saint Hilaire. Ce dernier, après avoir refusé le thé préparé par Troplong, ne s'était pas fait prier pour ingurgiter deux nouveaux verres de whisky. Maintenant, il mordait à pleines dents une cuillère en bois de cuisine, grimaçant à la vue des deux couteaux que tenait sa fille pour charcuter son épaule. Eve, concentrée dans l'opération et ne pouvant s'arrêter, bloqua son téléphone portable dans son cou pour continuer la conversation.
– Ça va.
Elle hésita un temps.
– Me reposer m'a été bénéfique.
Saint Hilaire eut un rictus de douleur. Son visage en sueur ne cachait pas ses souffrances. Malgré ses principes, elle allait se résoudre à mentir à son bien-aimé. Son père était dans une telle détresse qu'elle se devait de l'aider. Peut-être qu'ensemble ils seraient capables d'interpeller le véritable meurtrier de sa mère. Elle aurait tout le loisir ensuite d'expliquer à Michel Wuenheim les raisons qui l'avaient conduite à lui mentir.
– Tu es à l'appartement ? demanda le chef de l'Inspection générale des services.
– Non, je suis allée voir mon avocat pour qu'il assure la défense de mon père lorsqu'il se sera rendu, et maintenant je suis chez mon médecin, mentit-elle.
– C'est bien ! Je vois que tu as déjà repris le dessus. Tu sais ? Je ne crois pas ton père capable de se livrer à la police...
Eve venait enfin de saisir la balle entre les lames des deux couteaux.
– Il le fera le moment voulu, j'en suis sûre ! répondit-elle en donnant un coup sec pour extraire le plomb des chairs meurtries.
Saint Hilaire lâcha un hurlement.
– Eve, que se passe-t-il ? interrogea Wuenheim.
– Ce n'est rien ! le rassura-t-elle. Je suis dans la salle d'attente. C'est un patient qui vient d'éternuer.
Troplong, qui était à ses côtés, essuya le front en sueur du policier. L'opération se déroulait sans autre anti-douleur que l'alcool ingurgité auparavant.
– Êtes-vous sur sa piste ? demanda Eve à toutes fins utiles.
– Non, pas le moins du monde ! répondit Wuenheim, désespéré. C'est à croire que ton père s'est volatilisé !
Eve, détestant mentir, préféra couper court à la conversation.
– Excuse-moi, chéri, mais c'est à mon tour. Le médecin est là. Je te rappelle un peu plus tard !
Redressant la tête, elle laissa glisser son portable à terre. Elle souleva délicatement les manches des couteaux de cuisine, réussissant à retirer le morceau de plomb qu'elle déposa sur un coin de table. Sans prendre le temps de faire une pause, elle s'empara d'une aiguille et d'une bobine de fil mises à disposition par le mage. Elle prévint son père que la douleur allait être encore plus désagréable. Saint Hilaire, à moitié conscient, enfonça de plus belle ses canines dans la cuillère en bois. Le sang s'écoulait en abondance et il fallait refermer la plaie au plus vite. Habituée à obstruer les ouvertures pratiquées dans les corps de ses cadavres, Eve exerça son art de couturière sur son père.
Wuenheim, incapable d'avancer dans le dédale de véhicules, préféra garer sa voiture sur le boulevard et continuer à pied. La pluie avait cessé avec l'arrivée de la nuit. Les égouts regorgeaient encore d'eau sale, et les caniveaux s'étaient transformés en ruisseaux déferlant largement sur la chaussée. Tandis qu'il avançait sur le terre-plein central du boulevard, il observait de part et d'autre les vitrines illuminées des sex-shops et autres boutiques érotiques qui grouillaient dans le quartier. Les enseignes clignotantes, les photos géantes de femmes dénudées, les publicités racoleuses attiraient le badaud en manque de satisfaction sexuelle. Très vite, il s'enfonça dans les ruelles mal famées qui conduisaient toutes jusqu'au sommet de la butte Montmartre.
Marchant lentement, les mains dans les poches, il dévisageait les nombreuses prostituées. Allant même parfois à se faire passer pour un client, il demandait tantôt à l'une, tantôt à une autre, si elles ne connaissaient pas une consœur du nom de Mélanie Bouzy. Soudain, au détour d'un passage coincé entre deux vieux immeubles, il sembla reconnaître la jeune femme au bras d'un homme. Le couple s'enfonça dans l'impasse et disparut dans la pénombre. Wuenheim ne fit pas l'erreur de les suivre. Il attendit, bien sagement dissimulé sous une porte cochère, que les deux amants d'un soir réapparaissent sous les lumières des lampadaires. Comme il l'avait prévu, l'homme ressortit seul quelques minutes plus tard. Mélanie Bouzy suivit peu après et se remit à aborder les touristes. Wuenheim s'avança auprès d'elle et la salua. Connaissant l'âge de la jeune femme, il fut surpris de voir comment l'alcool et la drogue pouvaient vieillir un visage bien avant l'heure. Elle annonça tout de suite la couleur. La fellation était à vingt euros et le reste à cinquante. Le commissaire ne tenta pas de négocier et accepta la première offre. Elle lui prit la main et l'emmena dans le passage où il l'avait vue disparaître avec le client précédent. La pénombre régnait dans la ruelle. Une odeur de friture s'évaporait d'un conduit et se mélangeait aux relents d'urine. Wuenheim ne laissa pas la prostituée s'agenouiller pour faire son office. Il sortit sa plaque et dévoila son identité. Elle crut au départ que le policier désirait une ristourne et lui proposa de le faire gratuitement pour ne pas avoir d'ennui. Le commissaire dut lui préciser les raisons de sa présence et lui rappela son passage éclair au commissariat pour porter plainte contre le lieutenant Caramany. Aux premières explications, il comprit qu'elle le mènerait en bateau s'il n'était pas plus persuasif. Il la menaça de la faire embarquer chaque soir par une patrouille de nuit si elle ne se mettait pas à coopérer immédiatement avec lui. La jeune femme, dont le soutien-gorge rose fluo dépassait largement de son chemisier, consentit finalement à expliquer les circonstances de sa plainte. Elle reconnut avoir menti et n'avoir jamais subi d'attouchement de la part de Caramany. Elle avait été contactée par un homme qui avait utilisé la même technique d'approche que Wuenheim. Se faisant passer pour un client, ils s'étaient enfoncés tous les deux dans l'impasse. Au contraire du commissaire, il avait profité largement des charmes de la droguée avant d'abattre les cartes de son jeu. La menaçant de poursuites si elle ne coopérait pas, il lui avait promis de croupir trois longues années en prison. N'ayant d'autre choix que d'accepter le marché, Mélanie Bouzy avait donc exécuté les ordres du client. Elle devait incriminer un certain Caramany, lieutenant de police, et l'accuser de viol. L'homme lui avait fait répéter plusieurs fois certains renseignements privés, comme la disposition des meubles dans son appartement pour accréditer les dires de sa déposition. Elle devait ensuite disparaître de la capitale, en contrepartie de quoi l'inconnu s'était engagé à annuler la procédure. Mais la droguée s'était retrouvée si rapidement en manque de came qu'elle était vite revenue sur son trottoir de prédilection, malgré l'interdiction qui lui en avait été faite. Wuenheim insista pour connaître le nom du maître chanteur. La prostituée semblait l'ignorer. Par contre, elle était sûre de sa qualité de policier. L'homme avait en effet enlevé son étui et son revolver de sa ceinture avant d'abuser gratuitement d'elle. Son porte-cartes était tombé de sa poche lors de leurs ébats et elle avait pu distinguer son insigne juste avant qu'il ne le reprenne. C'était donc un vrai policier ! Wuenheim aurait aimé avoir plus de précisions sur l'apparence physique de l'homme, connaître son âge, la couleur de ses cheveux. Mais la femme ne se souvenait pas de son visage. La ruelle était sombre, comme il pouvait le constater, et les clients nombreux. Le commissaire extirpa de sa poche le permis de conduire de l'intéressée, placé dans un sachet plastique, et lui demanda pour quelles raisons ce document avait été retrouvé sur le lieu d'un crime. Mélanie Bouzy parut affolée. Elle n'avait eu aucune mauvaise conscience à salir la réputation d'un flic pour éviter un séjour en prison. Mais de là à participer à un crime, çà, elle ne l'aurait jamais accepté. Elle jura son innocence à Wuenheim et expliqua qu'elle avait été contrainte de lui remettre le document sous la menace. Il n'insista pas plus. Elle semblait de bonne foi. Il lui remit sa carte de visite, et lui intima l'ordre de se présenter à l'Inspection générale des services le lendemain, pour établir une déposition. L'emmener maintenant était la désigner comme balance aux yeux du quartier. Il préféra la laisser retourner à son travail.
Les renseignements obtenus de Mélanie Bouzy lui suffisaient amplement pour développer une nouvelle théorie. Saint Hilaire était peut-être à l'origine de toutes ces manigances... Avait-il découvert une liaison amoureuse entre Caramany et sa femme ? Le commissaire avait alors imaginé cette fausse plainte pour nuire à son adjoint. La disparition de la prostituée allait automatiquement déclencher une perquisition au domicile du lieutenant. Entre-temps, il avait tué sa femme puis l'avait déposée dans la cave de Caramany. Le commissaire se vengeait ainsi de deux personnes différentes dans un même plan diabolique ! Si le cadavre n'avait pas été identifié, Caramany aurait été condamné pour le meurtre de Mélanie Bouzy et aucun lien n'aurait pu être fait entre cette affaire et le commissaire Saint Hilaire. Si lors de l'autopsie, l'identité de Marthe Saint Hilaire apparaissait, comme cela s'était réellement produit, Caramany passait pour un détraqué sexuel et un sérial killer avec la disparition dans la nature de Mélanie Bouzy. Tout ce qu'aurait pu dire l'officier de police pour sa défense n'aurait pas tenu, et il aurait croupi au fond d'une cellule pour une bonne vingtaine d'années. Ce que Saint Hilaire n'avait visiblement pas prévu, c'était l'évasion de son lieutenant... En fin connaisseur des salles d'audience, Saint Hilaire avait alors dû penser que les jurés de la cour d'assises, sensibles aux malheurs d'un pauvre commissaire de police, l'acquitteraient assurément. Un commissaire tuant l'assassin pervers de sa femme verrait sans aucun doute sa condamnation réduite au minimum, à l'unanimité des votants ! Saint Hilaire n'avait donc plus qu'à feindre un coup de sang à l'annonce du décès de sa femme, pour justifier l'assassinat de son officier en lui tendant un piège dans un squat, rue de Budapest.
Wuenheim était sous le choc de cette thèse qui semblait si bien coller à la réalité des faits. Mais comment pourrait-il faire part de ses doutes à Eve ? Elle venait d'endurer une terrible épreuve. Lui avouer ses pensées et incriminer son père dans le meurtre de sa mère était au-dessus de ses forces. Il se résolut à lui mentir pour lui éviter un chagrin supplémentaire. Lorsque le moment serait venu, et que Saint Hilaire serait passé aux aveux, alors et seulement alors, il l'en informerait. En attendant, il devait s'atteler à la poursuite de son propre « beau-père ».
***
Pierre Saint Hilaire avait une nouvelle fois perdu connaissance. L'aiguille perforant sa peau, le fil glissant dans chaque entaille en étirant ses chairs avaient eu raison de ses forces. Lorsqu'il se réveilla, sa vision n'était pas encore bien nette. Il se frotta les yeux pour apercevoir Troplong endormi dans un fauteuil qui lui faisait face. Son vieil ami avait sûrement voulu le veiller durant son délire. Il se releva non sans mal et sentit immédiatement une douleur à l'épaule droite. Son bras avait été nettoyé. Un large pansement recouvrait la plaie refermée. Sur la table basse qui le séparait du mage, des traces de l'opération subsistaient. Des ciseaux ensanglantés reposaient sur un morceau de coton, une bouteille d'alcool à 90° soutenait une bobine de fil noir. Son sang avait taché également quelques magazines disposés près de lui. Saint Hilaire s'essaya à la position verticale. Son équilibre restait précaire mais il réussit quand même à se stabiliser. Ses jambes musclées lui permettaient de se maintenir debout, même si le cerveau était encore embrumé. Un arrière-goût de whisky lui restait au fond de la gorge. Sa langue pâteuse était totalement déshydratée.
Affalé sur son siège, Troplong ouvrit un œil, puis bâilla en étirant tous les membres de son corps.
– Déjà remis ? demanda le mage.
Saint Hilaire ne prêta aucune attention à la question et demanda :
– Où est Eve ?
– Elle est partie, dès l'opération terminée. Elle était impatiente d'examiner le corps de Caramany, répondit-il. Tu as de la chance d'avoir une fille comme elle, ajouta Troplong sérieusement.
Le commissaire ignora cette réflexion de célibataire endurci.
– Où est la cuisine ? reprit-il, désireux de se rafraîchir.
– Au fond du couloir à droite.
Il quitta la pièce et longea le couloir au papier peint fleuri. Quelque chose clochait ! Il lui semblait avoir oublié un élément important de son enquête. Tout en traversant l'appartement, Saint Hilaire essayait d'identifier ce qu'il n'avait pas remarqué. Il cherchait dans son esprit un indice qui aurait dû le frapper. Son instinct de policier ne le trompait jamais. Ses yeux avaient détecté une information capitale que son cerveau n'avait pas reconnue. Il entra dans la cuisine. Sur un égouttoir métallique, il trouva un verre à pied. Il s'en saisit et le plaça sous le robinet. Reprenant mentalement son enquête depuis le début, il passa en revue tout ce qu'il avait appris au cours de ces deux dernières journées. Chronologiquement, il revit son voyage entre Florence et Paris, son arrivée à la gare, sa discussion avec le major Léognan et le gardien de la paix Sarras, puis l'annonce du décès de sa femme par son ami le commissaire divisionnaire Pupillin... Les images de sa fuite après avoir découvert Caramany poignardé dans le squat du Grec, la bagarre avec un policier de l'Inspection générale des services, et enfin son arrivée chez le mage Troplong défilaient dans son esprit en ébullition. Soudain, il lâcha le verre. Il se précipita dans la salle d'attente et se jeta sur les magazines qui jonchaient la table basse. Il les feuilleta nerveusement un à un. Troplong se redressa sur son siège pensant que son ami délirait à nouveau. Méticuleusement, le commissaire jetait au sol les magazines épluchés. Son attention se porta sur la couverture d'une dernière revue qui restait encore sur la table basse.
– C'est elle ! lâcha-t-il.