Chapitre Trois
Le major de police Victor Léognan était véritablement ennuyé de la situation. Il appréciait tout particulièrement le lieutenant Caramany. A aucun moment, il ne pouvait l'imaginer en pervers sexuel. Au cours de sa longue carrière, il avait rencontré toutes sortes de chefs plus ou moins sympathiques, plus ou moins compétents, parfois caractériels ou entêtés, voire colériques, mais jamais il n'avait eu l'occasion de rencontrer un être aussi équilibré et sensé que Luc Caramany.
Les nouvelles semblaient se répandre vite. Il venait juste de recevoir au téléphone une « soufflante » du commissaire divisionnaire Pupillin, chef de la 2e division. Lui, en revanche, était un dur à cuire, de l'ancienne génération qui ne supportait aucunement d'être contredit : « Vous auriez dû m'aviser ! », lui avait-il hurlé dans le combiné. Le major Léognan avait bien tenté de répondre à son interlocuteur, prétextant avoir été pris de vitesse par l'I.G.S.. De plus, il pensait en toute bonne foi que sa direction avait été avisée de cette intervention. Mais le commissaire divisionnaire était resté sur ses positions. Le policier expérimenté qu'était Léognan en avait déjà essuyé des colères de chefs comme des orages de fin d'été. Il savait courber le dos jusqu'à ce que ces messieurs les « seigneurs » de la police recouvrent leur calme. A deux ans de la retraite, il ne craignait plus pour sa personne.
Le calme était revenu dans le couloir du commissariat. Les bruits et éclats de voix avaient cessé après le départ de Caramany et de l'I.G.S.. Le convoi était parti perquisitionner l'appartement du lieutenant. En traversant le couloir escorté par ses cerbères, le lieutenant de police avait hurlé son innocence. Victor Léognan avait bien tenté de le réconforter en l'assurant que le commissaire Saint Hilaire le sortirait de ce pétrin. Il soupira en repensant à ces tristes circonstances et se dit qu'il était temps pour lui de quitter cette nouvelle police, si celle-ci devait être aussi peu respectueuse de ceux qui la servent.
– J'ai fini de m'occuper du fou ! Les infirmiers sont venus le chercher, déclara le gardien de la paix Sarras, en entrant dans la pièce.
– Les cages sont vides ? interrogea Léognan.
– Absolument ! Plus personne en consigne !
Les deux hommes qui occupaient le bureau 13 du commissariat pesaient probablement plus de deux cent cinquante kilos à eux deux. Deux tiers répartis dans le corps mou et difforme du major Léognan, et un tiers pour le gardien de la paix, Yvan Sarras, qui avait pourtant une toute autre allure. Sa tête au crane rasé s'enfonçait dans des épaules musclées, son absence de cou le faisait ressembler à un pilier de rugby. Mais ses yeux clairs apportaient une touche singulière à cet homme qui dégageait un certain charme auprès des femmes. On pouvait aimer ce genre de mâle dans un quartier comme Pigalle.
Sarras avait en horreur la dégaine de son chef de bureau. Le major Victor Léognan était disgracieux au possible, négligeant son corps comme ses tenues. Des tâches de graisse ornaient continuellement ses chandails, et sa moustache touffue recelait bien souvent les restes de son dernier repas. Ses cheveux clairsemés étaient peignés méthodiquement de gauche à droite. Il s'adonnait généreusement à l'alcool et aux cigarettes roulées, laissant à son collègue de bureau l'autre vice qu'était le sexe.
– Dis-moi ! amorça Sarras, un peu gêné. Et si Caramany n'était pas innocent ?
– Pourquoi dis-tu cela ? répondit le major presque contrarié.
– Parce que tout le monde a un jardin secret, des histoires de jeunesse peu reluisantes. Enfin tu sais bien, quoi ! Tous les jours, nous en sommes témoins dans notre travail. Le lieutenant peut être gentil vu de l'extérieur et avoir une libido complètement perturbée !
– Ecoute-moi bien, dit Léognan sur un ton catégorique, je me refuse à croire que Caramany puisse être un dangereux criminel sexuel. D'une part, il me semble tout à fait bien dans sa peau et, d'autre part, il a un physique qui lui permettrait sans aucune violence d'emballer n'importe quelle top model de la capitale !
– Je sais tout ça, Victor. Mais ils ont trouvé des preuves ! argumenta Sarras.
– Enfin, de quoi me parles-tu ? Lâche le morceau, qu'on en finisse !
– Eh bien, voilà ! Lorsque j'étais dans le bureau du rez-de-chaussée en train de terminer la procédure concernant l'amoureux du fer à repasser, le commissaire adjoint Le Taillan est venu me voir. Il cherchait le registre de garde à vue pour le contrôler.
– Et alors ? demanda Léognan soudainement très intéressé.
– Eh bien, la victime est déjà passée par chez nous, dévoila Yvan Sarras. Elle se nomme Mélanie Bouzy.
– Ce nom ne me dit rien du tout ! avoua le major de police.
– C'était il y a dix mois, j'ai fait des recherches car le commissaire stagiaire m'a demandé une copie de la procédure. Elle était chez nous pour prostitution. Elle s'était fait pincer alors qu'elle taillait une pipe dans une voiture. Regarde par toi-même, lança Yvan Sarras en déposant sur le bureau de son collègue une liasse de papiers.
Les gros doigts du major saisirent la copie de la procédure. Il commença à l'éplucher.
– Une plainte d'une pute, ça ne tient jamais la route ! La parole d'un policier pèsera toujours plus dans la balance, rétorqua Léognan refusant de lire en détail les procès-verbaux.
– Je l'espère ! ajouta son adjoint. Le problème est que le lieutenant a déclaré ne pas connaître cette personne, alors que la garde à vue est signée de sa main. La découverte de cette procédure contredit donc ses déclarations !
Les deux hommes restèrent perplexes. La nuit était tombée. Dans le commissariat déserté, restés seuls dans leur bureau, ils mêlaient leurs certitudes et leurs craintes pour trouver une explication logique et cohérente au comportement de leur officier. La pluie ne cessait de frapper aux carreaux des fenêtres et brouillait les lumières de la ville. L'horloge biologique du major Léognan, raccordée à un mécanisme intimement lié à son estomac, lui rappela l'heure du dîner.
– Bon ! Je crois qu'il faut attendre le retour du commissaire Saint Hilaire. Il est tard, on devrait rentrer chacun chez soi, suggéra-t-il.
– Ne crois-tu pas que nous devrions rechercher cette Mélanie Bouzy ? insista Sarras qui ne voulait pas lâcher le morceau.
– Tu veux interférer dans une enquête des bœuf-carottes ? s'enquit le major, plus prompt aux bons sentiments qu'à des actions téméraires.
– Pourquoi pas ? répliqua sérieusement son collègue en lançant un regard perçant. On se met à enquêter sur cette gonzesse. On trouve où elle se planque et...
– ... et on l'interroge au fond d'une cave pour obtenir toute la vérité, rien que la vérité, enchaîna le préretraité, très peu pour moi ! Merci ! Et je te déconseille de te lancer sur ses traces. Si quelqu'un l'apprend, tu peux dire adieu à ta carte de poulet ! Merci pour la visite, la sortie c'est par ici ! dit-il en désignant la porte.
Un volet claqua dans le bureau du lieutenant Caramany. Le vent redoublait de force dans un sifflement digne d'une tempête. Le major Léognan se leva difficilement de son siège, et se dirigea lentement vers le bureau de son supérieur.
– Restons-en là, si tu veux bien ! Nous devons aider Caramany mais en respectant les règles du jeu.
Il pénétra dans la pièce vide éclairée par la seule lumière du couloir. Il faillit perdre l'équilibre en marchant sur une pile de dossiers laissés au sol.
– C'est tout notre intérêt ! Demain nous ferons ce que dira Saint Hilaire, ajouta-t-il en élevant la voix pour être entendu de son adjoint.
Sarras le suivait.
– Comme tu veux ! C'est toi le chef. Mais je ne voudrais pas qu'on pense que les policiers du quartier Saint-Georges ont abandonné l'un des leurs !
– Tu n'abandonnes personne, Yvan ! dit Victor Léognan en tirant sur la poignée de la fenêtre.
Le vent s'engouffra dans la pièce. Sarras, à l'extrémité du bureau, vit s'envoler des papiers de toute part, tout en ressentant l'humidité envahir l'espace. Il recula d'un pas. Léognan se débattait avec les éléments comme un capitaine de vaisseau face à l'ouragan. Le volet, porté par une bourrasque, claqua une nouvelle fois. Le major eut tout juste le temps de mettre son bras gauche en protection pour éviter le KO. Alors que son poids aurait dû l'empêcher de se pencher plus en avant pour attraper le volet rendu fou par l'orage, avec la dextérité d'un éléphant de mer montant sur une plaque de glace, le policier réussit à s'appuyer sur la rambarde rouillée et détrempée et à immobiliser le pan de bois furieux. La pluie était glacée sur le corps de Léognan. Sarras, spectateur abrité et circonspect, regardait son supérieur retenir le volet sous ce torrent d'eau. Par politesse, il proposa son aide.
– Tu veux un coup de main ?
Léognan restait silencieux et semblait ne pas se presser malgré les intempéries. Son second ne pouvait pas comprendre cette douche prolongée. Pour un homme de bureau qui rechignait la plupart du temps à quitter son fauteuil, il faisait preuve d'une grande témérité. Quand la masse imposante de son dos se releva enfin, il se retourna dans la semi-pénombre du bureau sans prendre le soin de refermer la fenêtre. La pluie continuait de l'asperger sans que cela paraisse le gêner. Ses cheveux ruisselaient. L'eau coulait de son menton jusque dans le creux de sa chemise détrempée, sa moustache dégoulinait. C'était sans importance à côté de ce qu'il venait de découvrir et montrait à son adjoint. Le visage de Sarras se figea. Le poing serré, Victor Léognan tenait le cordage servant à immobiliser le volet contre le mur. A l'extrémité, pendait un couteau de cuisine ensanglanté.
– Ce n'est pas moi qui vais avoir besoin d'un coup de main ! lâcha enfin le major.