Chapitre Vingt et Un
La salle de restaurant n'était pas bien grande. Tout juste bonne à entasser quatre tables, elle n'accueillait aucun touriste. Seuls les habitués du quartier connaissaient le petit restaurant espagnol planqué aux abords de l'église de la Trinité. Léognan aurait bien voulu manger dans son quartier général, mais Saint Hilaire, toujours méfiant, préféra, après mûre réflexion, cette adresse à celle du vieux Berbère faisant face au commissariat. Le major ne fit pas longtemps la moue en découvrant comme plat du jour la célèbre paëlla du chef. Miguel, le patron, s'était reconverti dans la cuisine après une brillante carrière de toréador. Des photos grands formats, sous verre, le représentaient dans l'arène pendant ses heures de gloire. Une muleta était suspendue à un clou, juste au-dessus de la table des policiers. Bien souvent, à l'heure du pousse-café qu'il vous offrait généreusement, le patron empoignait la petite épée pour mimer comment il avait mis à terre el Furioso, le taureau le plus terrible qu'il ait jamais eu à affronter. L'histoire était connue des habitués mais il mettait, chaque fois, tellement d'allant à jouer la scène de la mise à mort que vous étiez en un instant transporté dans une arène en liesse. Maintenant, il était retiré du circuit. Le pécule amassé durant ses brèves années de gloire lui avait permis d'investir dans ce petit restaurant parisien. Il n'en demandait pas plus. Il était heureux, entouré de ses amis et de ses souvenirs.
Saint Hilaire et Léognan s'étaient séparés pour rejoindre la cantine de Miguel. Le commissaire était redescendu le long de la gouttière avec autant d'agilité qu'il en avait eue pour l'escalader, et avait emprunté les petites rues du quartier, capuche sur la tête pour ne pas être repéré. Léognan, quant à lui, avait laissé ses coordonnées à Claire encore dans les griffes de la psychologue. L'hôtesse d'accueil, toujours aussi curieuse, trouva cependant bizarre le choix du restaurant. Le major déjeunait tous les jours chez le vieux Berbère pour deux raisons : parce qu'il était à proximité du commissariat, ce qui lui évitait de marcher plus que de raison, et parce que les tarifs pratiqués étaient extrêmement intéressants. Lorsque l'on faisait partie de la grande maison, l'addition n'était jamais salée ! Si le futur retraité partait se restaurer ailleurs, c'est qu'il avait une bonne raison ou qu'il avait été invité par une tierce personne, en déduisit Claire.


Les deux policiers se faisaient face. Une toile cirée à carreaux bleus et jaunes protégeait la table. Une terrine de pâté à l'ail composait l'entrée de leur menu. Léognan s'était déjà emparé de son couteau pour en étaler une tranche sur du pain de campagne. Le commissaire s'attardait sur le verre d'apéritif offert par le patron. Comment allait-il se sortir de ce mauvais pas ? La peur commençait à se faire ressentir à ce stade de l'enquête. Si le tueur avait atteint son but et s'il reprenait le cours normal de sa vie, il ne pourrait plus jamais remonter jusqu'à lui. L'assassin n'avait commis aucun impair, laissé aucun indice et avait fait disparaître toutes les traces derrière lui. Il connaissait parfaitement les rouages des enquêtes policières, et parvenait même à se glisser dans les commissariats. Comment arriverait-il à confondre un tel individu ? Ses forces l'abandonnaient et l'odeur de l'ail lui révulsait les narines.
– C'est un flic ! dit-il soudain en claquant le verre contre la table. J'en mettrais ma main à couper. Il n'y a qu'un flic pour réussir un plan aussi tordu !
Léognan acquiesça la bouche pleine.
– Il faut à tout prix que je trouve l'identité de l'amant de ma femme !
– Pourquoi pas le capitaine Poncey ? s'interrogea Léognan en empoignant son verre de whisky encore intact. Ne pourrait-il pas être celui que vous recherchez ? Il a eu un différend avec Caramany lorsqu'ils travaillaient ensemble à la brigade des stupéfiants. Peut-être a-t-il gardé contre lui une haine viscérale ?
Miguel arriva, portant à bout de bras une gigantesque paëlla. Il s'aida de son pied pour approcher une petite table afin de poser le plateau. Des gambas et des moules énormes agrémentaient le riz au fumet odorant qui inonda toute la pièce. Le major ne put s'abstenir d'une dernière tranche de terrine et commanda un autre verre, avant d'attaquer le plat principal. Le patron fit un sourire poli, connaissant l'oiseau.
– Mais que vient faire ma femme dans tout cela ? se demanda le commissaire.
– Votre femme avait peut-être une liaison avec le lieutenant Caramany, dit Léognan en hésitant pour ne pas froisser son chef. Poncey en aura eu vent et aura voulu profiter de la situation !
Il semblait fier de son raisonnement.
– A ce compte-là, pourquoi ne pas soupçonner également Wuenheim ? lança Saint Hilaire. Ma fille me détestait et devait lui rendre la vie impossible depuis la disparition de sa mère. Il aura peut-être craqué et eu envie de liquider les parents de sa fiancée ?
– Mais alors, l'amant de votre femme n'aurait rien à voir avec toute cette sordide affaire, glissa le major en empoignant la louche pour passer aux choses sérieuses.
– Je ne sais plus que penser ! se dit Saint Hilaire, dépité.
Miguel apporta une bouteille de vin rouge dont il remplit les verres des convives à ras bord.
– Miguel ! J'ai une question qui me taraude l'esprit chaque fois que je viens manger la paëlla chez toi, dit Léognan, en buvant cul sec le ballon de rouge. Voilà, je me demandais pourquoi tu mets toujours des haricots dans ta paëlla ? Ta paëlla est la meilleure qui soit, mais c'est la seule qui contienne des haricots verts !
– Mon père était producteur de haricots. Il en mettait dans tous les plats. La soupe, le riz, même dans la purée, il y avait des haricots verts. Moi je ne peux plus les voir en peinture et d'ailleurs je n'en mange pas... répondit Miguel.
– Tu ne manges pas de ta propre paëlla ? fit le major interloqué.
– Non ! Ecoute, mon ami, reprit l'homme avec un fort accent espagnol, je mets des haricots dans le riz pour l'odeur... Respire. Cette senteur, c'est mon enfance, c'est ma jeunesse. Le matin, lorsque je fais la tambouille dans la cuisine, je repense à l'Espagne !
Ses yeux regardaient le plafond comme si, en se mettant sur la pointe des pieds, il pouvait voir son pays.
– Alors tu comprends maintenant pourquoi il y a des haricots verts et pourquoi il y en aura toujours chez Miguel ! entonna-t-il comme un chanteur de flamenco.
Le torchon sur l'avant-bras, il repartit à sa plonge, contrarié d'avoir dû se justifier. L'Espagnol était sympathique tant qu'on ne s'attaquait pas à sa cuisine et à son pays. Léognan ne s'offusqua pas de cette retraite et reprit sa fourchette.
– N'empêche ! enchaîna le major dont les moustaches regorgeaient de riz pilaf, si Wuenheim est l'auteur de ce plan, il a toutes les cartes en main. En dirigeant l'enquête, il peut agir à sa guise, trouver les indices qu'il désire, effacer les traces qui le gênent et désigner le suspect idéal.
– C'est exact... reconnut Saint Hilaire. Je dois envisager cette hypothèse. C'est à son poste qu'il est le plus facile de manipuler les cartes ! Mais le mobile est un peu léger, continua-t-il en décortiquant une crevette. Ce n'est pas parce que l'on n'apprécie pas ses beaux-parents qu'on les tue automatiquement !
– Je vous l'accorde ! fit le major, en se resservant de paëlla.
– Et si... Non, ce n'est pas possible ! s'interrompit le commissaire en secouant la tête.
– Et si quoi ?
– Et s'il avait été aussi l'amant de ma femme ?
– Vous voulez dire qu'il aurait couché avec votre fille et aussi avec votre femme ?
– Oui ! Tout à fait ! confirma Saint Hilaire. Cela expliquerait pourquoi Marthe a disparu subitement alors qu'elle aimait passionnément sa fille. Elle a eu honte de ce qu'elle avait fait et a préféré ne plus jamais se présenter devant elle.
– Non, c'est impossible ! dit Léognan qui refusait de croire à cette version. Vous savez ! Je n'ai jamais rencontré ni votre femme ni votre fille. Je ne connais leur beauté que de réputation, dit-il en se débattant avec une moule récalcitrante. Sarras, dont les yeux sortent des orbites lorsqu'il repère une belle femme, m'a fait part dernièrement de son jugement sur la question...
– Et qu'en pense-t-il ? demanda, curieux, le commissaire en fuite.
– Eh bien, Sarras a rencontré votre femme lors du pot de la nouvelle année au commissariat de police, il y a de cela deux ans, et il est tombé sous son charme. Mais lorsqu'il a vu votre fille à l'Institut médico-légal, il était comme hypnotisé par sa beauté ! Vous comprenez ? Si Wuenheim était avec votre fille, j'ai du mal à croire qu'il ait eu envie de coucher avec votre femme.
Léognan n'avait pas forcément tort. Saint Hilaire resta silencieux, perplexe devant le nombre de suspects qui s'offraient à lui. Il n'arrivait pas à mettre ses idées en place. Quelque chose ne tournait pas rond. Son instinct s'affolait sans qu'il comprenne pourquoi. Etait-il en train de devenir paranoïaque ? A force d'être pourchassé, son corps ne tenait plus en place. Derrière les rideaux sales du restaurant, il vit repasser pour la troisième fois un homme en blouson kaki portant un bonnet noir. Ses muscles se raidirent. Il était fait ! Comment avaient-il pu arriver jusqu'à lui ? Qui pouvait être au courant de ce déjeuner ? Il était trop tard. La porte de la salle était l'unique sortie de l'établissement. Léognan vit dans le regard de son chef celui du fauve pris au piège. Les deux hommes se regardèrent.
– Je suis désolé, patron, dit le major tout penaud, j'ai dû laisser l'adresse à Claire, en cas de pépin.
L'hôtesse d'accueil, épuisée par le discours de la psychologue, n'avait pas tenu un round face au commissaire Wuenheim. Elle avait craché le morceau et s'était effondrée en larmes.
Le moment de surprise passé, Saint Hilaire reprit les commandes. Résigné, il demanda à Miguel deux verres de mirabelle. Léognan semblait plus ennuyé que son supérieur. Il s'excusa à nouveau pour son manque de professionnalisme. Saint Hilaire ne lui en tint nullement rigueur et tendit son verre pour trinquer une dernière fois.
– Je suis innocent, Léognan, dit-il laconiquement comme on lit un testament.
– Je n'en ai jamais douté, patron !
Les deux hommes avalèrent leur eau-de-vie d'un trait. D'un mouvement lent et calme, le commissaire sortit l'arme prise au détective. La peur traversa Léognan. Le bar espagnol allait-il se transformer en bastion retranché ? Gardant le pistolet sous la table, Saint Hilaire en retira méticuleusement le chargeur. Les cartouches s'égrainèrent une à une sur la nappe. Enfin, il mit l'arme à feu bien en évidence pour éviter tout incident lorsque les policiers investiraient le restaurant.
Un éclair de lucidité traversa le regard du condamné.
– Léognan ! Répétez-moi ce que vous venez de me dire sur Sarras ?
– Qu'il était hypnotisé par votre fille !
– Non ! Vous m'avez dit qu'il avait vu ma femme, il y a deux ans ?
– Oui, au pot de la nouvelle année du commissariat ! C'était la fois où j'étais malade ! Je n'avais pas pu y assister !
– Mon Dieu ! s'exclama Saint Hilaire.
La porte s'ouvrit, déclenchant la petite clochette annonçant l'entrée d'un client.
– Vous êtes certain de ce que vous avancez ? demanda-t-il une nouvelle fois.
– Bien sûr ! Mais pourquoi une telle question ?
Dans l'encadrement, Wuenheim entra en vainqueur et s'avança majestueusement dans la petite salle, venant chercher la reddition de son ennemi. Le silence s'imposa aux deux hommes attablés. Ses yeux fixèrent le pistolet devenu inoffensif. Le vaincu venait de déposer les armes. Wuenheim eut un sourire de satisfaction. Ces trois jours n'avaient pas été vains. Saint Hilaire, qui ne voulait rien laisser paraître, fit un signe à Miguel pour obtenir une nouvelle tournée. Le patron du restaurant arriva en courant pour servir la commande. Il déposa un verre supplémentaire sur la table. Léognan ne savait plus où se mettre. Il baissait les yeux pour se cacher de Wuenheim. Les deux hommes saisirent leurs verres. Wuenheim les imita. Ils les levèrent sans les entrechoquer, tout en gardant le silence. Saint Hilaire et Léognan burent de bon cœur, et regardèrent Wuenheim. L'homme attendit quelques instants avant de renverser son verre sur le sol.
– Monsieur Saint Hilaire ! dit-il sèchement, vous êtes en état d'arrestation !
Il continua sur un ton monocorde.
– Je vous informe que vous faites d'ores et déjà l'objet d'une mesure de garde à vue qui vous sera notifiée dès notre retour au service, pour les meurtres avec préméditation de Marthe Saint Hilaire, de l'officier de police Caramany et, dit-il en reprenant son souffle, de Mélanie Bouzy !
Saint Hilaire ne put dissimuler sa surprise.