Chapitre Dix-Huit
Lorsque Marthe Saint Hilaire s'était installée dans le studio de son amie, rue de la Chapelle, elle n'aurait jamais imaginé qu'un jour son mari s'endormirait dans son lit étroit avec une autre femme. Pourtant, c'est ce qui arriva. Une nouvelle claque venait de frapper Saint Hilaire. Elle l'avait trompé. Lui, le policier, ne s'était douté de rien ! Il n'avait rien vu venir. Absorbé par son travail, il avait négligé sa femme au point de la pousser dans les bras d'un autre homme. Il ne lui en voulait même pas. C'était de sa faute si la situation avait dégénéré entre eux. Mais la découverte était difficile à encaisser. Il s'était endormi contre Rebecca Fortia. Comme l'autre soir dans le train, il avait gardé ses habits. Elle n'avait pas tenté de profiter de la situation. Un jour peut-être, les circonstances leur permettraient de franchir le pas. Ils n'avaient pas tardé à s'endormir, profitant de cette planque inespérée pour se reposer.
Saint Hilaire se réveilla le premier. Un rayon lumineux traversait le vasistas. Le soleil était déjà bien haut dans le ciel. Son front touchait celui de Rebecca. Sa main s'était posée sur la hanche de la jeune femme alors même qu'il dormait encore. Laissant glisser ses doigts sur les formes arrondies de sa partenaire, il la contemplait avec désir. Pourquoi cette jeune femme l'avait-elle suivi dans cette folle nuit ? Quels étaient ses sentiments à son égard ? Il effleura délicatement la joue du mannequin. Cet ange lui était tombé du ciel au moment même où le destin avait mis un terme à son premier mariage. Quelle coïncidence ! Quelle chance ! Les yeux de Rebecca s'entrouvrirent légèrement. Elle sourit à l'homme qui partageait sa couche. Sans oser le regarder, elle rapprocha son corps de celui du policier et l'entoura de ses bras. Sa tête vint se blottir dans son cou. Elle le tenait. Elle l'avait choisi contre toute attente et le suivrait jusqu'en prison, s'il le fallait. Son cœur battait rapidement. Saint Hilaire le ressentit. Elle glissa sa main sous son tee-shirt et partit explorer son torse. Leur silence facilitait leur union. Il sentait la caresse de ses cuisses musclées contre ses jambes. Elle était maintenant sur lui, le couvrant de tendres baisers. Au milieu de ses cheveux blonds, leurs bouches se rejoignirent et leurs langues ne tardèrent pas à se retrouver. Le mécanisme du verrou de la porte s'actionna à ce moment précis.
– Merde !
Il envoya Rebecca sur le bas-côté. Il bondit sur son arme et se colla contre le mur, prêt à surprendre le visiteur. Le penne de la serrure recula au maximum. La porte s'ouvrit. Une ombre s'avança dans la pièce. Le commissaire donna un coup d'épaule dans la porte qui se referma aussitôt. L'effet de surprise fut total. Il posa le canon de son pistolet sur la tempe de l'intruse. Un cri aigu retentit dans la pièce.
– Irène ?
– Pierre ? Mais que fais-tu là ? Tout le monde est à ta recherche !
Comme à son habitude, Irène Pupillin ne put réfréner son désir de parler. Le commissaire lui retourna la question. Elle parut embarrassée pour y répondre.
– Ecoute, Irène ! dit-il amicalement en rangeant son arme à la ceinture, je sais maintenant que Marthe vivait dans ce taudis et qu'elle a eu une liaison avec un autre homme. Maintenant qu'elle est morte, tu peux bien me dire ce qui s'est passé !
La quinquagénaire prit place sur l'une des deux chaises. La frayeur qu'elle avait eue en entrant dans le studio lui avait donné des palpitations. Elle reprit son souffle.
– Que fais-tu là ? insista Saint Hilaire.
– Pierre ! Je vais tout te dire, mais je te préviens, je ne connais pas tout ! Comme tu le sais, j'avais des relations privilégiées avec Marthe. Nous étions de véritables amies.
Les yeux dans le vide, madame Pupillin ressentait la présence de la défunte tout en parlant d'elle.
– Il y a un peu plus d'un an de cela, je l'ai trouvée en larmes chez vous. Je ne comprenais pas ce qui lui arrivait. Elle refusait de me dire ce qui la chagrinait, ce que je trouvais bizarre, puisque j'étais sa confidente ! avoua-t-elle avec fierté.
Elle s'arrêta net lorsqu'elle se rendit compte qu'une femme occupait le lit de son amie disparue. Rebecca, qui s'était allongée au sol quand la porte s'était ouverte, se relevait seulement de ce plongeon forcé.
– Rebecca Fortia ! C'est une personne qui a travaillé pour Marthe, indiqua Saint Hilaire.
Elles se saluèrent. Irène interrogea le policier du regard pour savoir si elle pouvait continuer à parler devant cette étrangère. Le visage serein du commissaire la rassura.
– Donc, dit-elle, essayant de retrouver le fil de son récit, je consolais Marthe pendant un long moment jusqu'à ce qu'elle finisse par me dire la vérité. Elle t'avait trompé. Mais tu l'avais bien mérité ! Chaque fois que nous nous rencontrions, elle me parlait de tes absences. De ton obsession à résoudre tes enquêtes. Des rentrées à point d'heure. Du manque d'attention à son égard. Sa patience a eu des limites ! Le comprends-tu, Pierre ?
– Je le sais, Irène. Ne remue pas le couteau dans la plaie, dit-il en baissant les yeux. Je suis le seul coupable dans cette affaire.
Irène Pupillin fut surprise de sa réaction. Elle pensait les hommes incapables de se remettre en question. Ils avaient toujours raison et les femmes toujours tort. Voir Saint Hilaire penaud devant cette évidence, l'encouragea à poursuivre son histoire.
– Elle ne m'a jamais dit avec qui elle avait fauté, mais sa liaison n'a pas duré. Un individu, ayant appris son incartade extraconjugale, lui a posé un ultimatum, la menaçant de tout te dire si elle ne cessait pas immédiatement cette relation.
– Etait-ce la seule exigence du maître chanteur ? interrogea Rebecca.
– Je n'en sais pas plus ! avoua Irène. Lui a-t-il demandé de l'argent ? Est-ce que cet homme en voulait à son amant ? Ou était-il outré de cette liaison ? Longtemps, je me suis demandé si ce n'était pas un de tes amis qui avait exigé cette rupture. En tout état de cause, elle était revenue à la raison et s'était décidée à rompre avec son amant. L'entrevue s'était très mal passée. Il était devenu violent et l'avait frappée à plusieurs reprises. Elle ne pouvait pas réapparaître devant toi couverte de coups ; je lui ai proposé de l'héberger dans ce modeste studio en attendant qu'elle guérisse. La malheureuse ne pouvait pas porter plainte, tu aurais été immédiatement au courant de sa liaison. Et je peux te jurer qu'elle t'aimait encore !
Saint Hilaire était mal à l'aise au milieu de ces deux femmes. Il baissa la tête.
– Son amant la cherchait partout. Il l'avait croisée alors qu'elle faisait quelques courses au supermarché du coin. Elle s'était enfuie, abandonnant son panier à provisions. La vie lui étant devenue impossible, elle s'était résignée à disparaître. Marthe avait bien trop honte pour réapparaître devant toi !
Irène Pupillin essuya une larme.
– Mais elle ne voulait pas s'éloigner de sa fille. Elle décida donc de rester à Paris. Incognito. Elle changea de coiffure et métamorphosa son apparence au point de devenir méconnaissable aux yeux de ceux qui la côtoyaient. Elle t'a croisé plusieurs fois, Pierre ! Elle m'a raconté combien elle était pétrifiée de peur à l'idée de se retrouver nez à nez avec toi !
Le commissaire sembla marquer le coup à cette annonce. Lui qui l'avait cherchée partout dans Paris, n'avait même pas été capable de la remarquer. Irène continua son récit sans prendre le temps de souffler.
– Elle trouva à s'occuper de deux personnes âgées et m'offrit de me payer un loyer pour cette chambre. Elle sombrait peu à peu dans la dépression, Pierre ! Elle supportait de plus en plus mal cette séparation. Mais Marthe n'avait pas le courage de t'avouer son erreur et était terrifiée à l'idée de revoir son amant.
Un silence s'installa dans la pièce, permettant à chacun de revivre ces événements à sa manière. Rebecca scrutait le visage fébrile de Saint Hilaire. Il devait enfin avoir l'explication de sa disparition.
– Vous a-t-elle parlé de moi ? interrogea le mannequin. J'ai été engagée à sa demande par un détective privé pour lui rendre compte des sentiments que Pierre pouvait encore éprouver pour elle.
La quinquagénaire hocha la tête.
– Oui ! Ces derniers temps, elle n'y tenait plus. Elle voulait tout te dire ! lança-t-elle à l'intention de Pierre Saint Hilaire. Mais avant, elle voulait s'assurer que tu l'aimais encore. Elle n'en pouvait plus de se cacher. Ne plus voir sa fille lui était devenu insupportable. Elle vous aimait, Pierre..., finit-elle tristement.
– N'as-tu aucune idée de l'identité de son amant ? Et de son maître chanteur ? demanda le commissaire. Ne t'a-t-elle pas laissé quelques indices qui puissent nous aider ?
– Non ! Je crois que la honte l'en empêchait, dit Irène. Lorsque Henri m'a appris l'horrible nouvelle, je suis restée abasourdie. Comment expliquer tout cela à mon mari ? La seule certitude que je puisse avoir, c'est que l'auteur de cet odieux crime est probablement l'un de ces deux inconnus.
– L'amant ou le maître chanteur ! pensa tout haut Rebecca.
– Et quelle place occupait Caramany dans ce jeu de dupes ? ajouta Saint Hilaire. Je ne l'imagine pas du tout avec Marthe ! Ce n'était pas son genre d'homme et puis il était trop jeune.
Les regards des deux femmes ne semblaient pas convaincus par ces arguments.
– Je sais, tout est possible et il ne faut être sûr de rien. En fait... je n'imagine pas Caramany avec Marthe comme je n'imagine aucun autre homme avec elle ! Pour moi cela me paraît totalement invraisemblable !
– Et imagines-tu ton adjoint en maître chanteur ? rétorqua Rebecca en retournant le problème.
– Bien entendu que non ! Il était le policier fidèle ! L'homme sur qui je pouvais m'appuyer lorsque je laissais le service. J'avais une totale confiance en lui.
– Mais celui qui était au courant de la liaison de ta femme a peut-être exercé un chantage dans ton intérêt. Nous pouvons tout à fait supposer que ce soit l'un de tes amis proches qui ait intimé l'ordre à Marthe d'y mettre fin, dit subtilement le mannequin, se ralliant à la thèse d'Irène.
Saint Hilaire parut réfléchir à cette hypothèse.
– C'est effectivement possible, ajouta Irène Pupillin.
Le commissaire analysait toutes les incidences qui pouvaient découler d'une telle situation.
– Imaginons que cela soit vrai..., commença-t-il par dire, cela voudrait dire que l'amant de Marthe aurait tué Caramany, car ce dernier pouvait me révéler son identité...
La logique policière de Saint Hilaire reprenait le dessus.
– Ce qui peut également signifier que l'amant de ma femme est peut être une proche connaissance ! conclut-il.
– Cela se tient, ajouta Irène qui, visiblement, n'avait pas pensé à cette solution.
– Oui, reconnut Rebecca en regroupant ses cheveux blonds dans une queue de cheval. En même temps, si Caramany était plutôt l'amant de Marthe, dit-elle pour se faire l'avocat du diable, ils ont très bien pu être tués par une tierce personne qui les avait fait chanter auparavant.
– Dans ce cas, renchérit Saint Hilaire qui savait ne pas s'arrêter à la première solution venue, l'assassin n'a pas dû obtenir sa rançon ou alors était jaloux de cette union. Il a peut être été éconduit par Marthe et l'a donc menacée de tout me raconter. Après leur séparation, Caramany et Marthe se sont peut-être revus et le maître chanteur, furieux de voir leur liaison perdurer, a décidé d'en finir avec eux...
– C'est tout à fait envisageable, dit Irène Pupillin, mais je crois que si cela avait été le cas, si Marthe avait revu son amant, elle m'en aurait parlé !
Rebecca s'approcha de la table et y posa trois tasses qu'elle avait trouvées dans le placard. Tout en intervenant dans la discussion, elle prépara un petit déjeuner sommaire. La cafetière était en marche et l'odeur du café se répandait déjà dans la pièce.
– De plus, si elle était toujours amoureuse de son amant, elle ne vous aurait jamais embauchée pour connaître l'état des sentiments de Pierre, dit Irène Pupillin en remerciant de la tête le jeune mannequin qui lui remplissait sa tasse de café.
– C'est juste ! confirma cette dernière.
– En tout cas, en essayant de m'incriminer dans le meurtre de mon adjoint, l'un de ces deux hommes tente de faire place nette dans ma famille.
– Malheureusement, je ne peux t'être d'aucune aide supplémentaire. Mais je t'en prie, déclara Irène Pupillin en augmentant le son de sa voix, honore son souvenir...
Son visage légèrement ridé ne plaisantait pas.
– ... Elle t'a aimé jusqu'à la fin. Chacun, au cours de sa vie, fait des erreurs qu'il regrette jusqu'à la mort. Qui peut se targuer de n'avoir jamais failli à sa ligne de conduite ? Maintenant qu'elle est disparue, pardonne-lui !
Il resta silencieux. Elle ressentit toute la culpabilité qui le rongeait. Elle se leva et vint lui poser une main amicale sur l'épaule.
– Venge-la ! lui dit-elle sèchement, trouve ce salopard et venge-la !
Saint Hilaire releva la tête. L'énergie qu'il découvrait dans le regard de son amie lui fit penser qu'elle aurait pu faire justice elle-même, si elle avait été plus jeune. Malheureusement, elle n'était pas taillée pour l'aventure. Si son esprit était encore agile et réactif, son corps ne lui permettait plus de telles fantaisies.
– Que sait Henri de toute cette affaire ? demanda le commissaire.
– Rien ! Je n'ai rien dit à mon mari ! affirma Irène. Il ne sait que ce qu'il a appris de la bouche de Wuenheim. Il croit que tu as tué Caramany après qu'il t'ait annoncé la mort de Marthe. Il s'en veut de t'avoir laissé partir du commissariat... Il multiplie les efforts pour qu'aucun policier ne te tire dessus. Je crois qu'il s'en voudrait jusqu'à la mort si tu te faisais tuer par l'un de ses fonctionnaires !
Pierre sourit en pensant à la bienveillance de son ami.
– Ne lui dis rien ! imposa-t-il à Irène qui venait de se rasseoir pour déguster le liquide noir qui patientait dans sa tasse.
Elle but une gorgée. Rebecca Fortia l'imita. Un paquet entamé de gâteaux secs, découvert dans l'un des placards, agrémenta ce modeste déjeuner. Chacun réfléchissait aux différentes hypothèses qui avaient été envisagées.
– Excusez-moi d'insister, plaida Rebecca en rompant le silence, mais se pourrait-il que ce soit votre mari qui ait fait chanter Marthe ?
Devant l'air outré de madame Pupillin, elle tenta d'expliquer :
– Vos deux couples étaient très liés et il est possible que votre mari ait découvert par hasard que Marthe avait une liaison. Sans rien dire à son ami, dit-elle en désignant Saint Hilaire du regard, il a peut-être engagé Marthe à cesser toute relation avec son amant pour la remettre sur le droit chemin.
– Vous n'accuseriez quand même pas Henri d'être un assassin ? répondit Irène, furieuse.
– Non ! Loin de moi cette idée ! s'excusa la jeune femme. Je voulais juste dire qu'il était peut-être au courant de cet état de fait. Mais cela n'en fait pas un tueur pour autant. Il y a d'autres possibilités. Une troisième personne qui en voudrait personnellement à Pierre ! Et qui chercherait à nuire à sa réputation et viserait toutes les personnes qu'il aime.
Saint Hilaire se leva sans toucher à sa tasse.
– Si c'est le cas, alors ma fille est en danger !
Il regarda sa montre.
– Je vais foncer au commissariat. Mes hommes ne me dénonceront pas. Je dois absolument trouver la piste que Wuenheim n'a pas su déceler, en fouillant les affaires personnelles de Caramany.
Rebecca insista pour l'accompagner. Mais le commissaire refusa son aide, préférant ne pas l'impliquer davantage dans son enquête. Elle lui tendit son téléphone portable alors qu'il franchissait déjà le pas de la porte.
– Prends-le. Nous resterons en contact ! Tu n'as qu'à composer le numéro de ma sœur. Tu te rappelles, elle se prénomme Monica. Tu trouveras ses coordonnées dans le répertoire.
Il accepta le cadeau. La porte se referma en partie sur eux, créant une sorte de bulle d'intimité sur le palier. Il la prit vigoureusement par les hanches et se rapprocha de son visage. Leurs lèvres s'effleurèrent à nouveau. Puis il lui chuchota quelques mots à l'oreille :
– J'adore quand tu me tutoies !